Rafflesia Arnoldii, une plante au comportement de champignon

Une fleur ? Un champignon ? en tous cas quelle odeur épouvantable!

       Nous sommes en 1818, dans les forêts du sud de l’Indonésie. Le botaniste britannique Joseph Arnold, membre d’une expédition conduite par sir Thomas Raffles (qui, entre autres, abolira l’esclavage à java et fondera Singapour), suit un de ses guides qui a été attiré par une odeur pestilentielle qui, sans nul doute, allait le conduire au cadavre décomposé de quelque animal. Au lieu de la charogne escomptée, ils découvrent une fleur gigantesque, de près d’un mètre de diamètre, environnée d’une nuée de mouches, elles aussi alléchées par l’odeur. Arnold baptise cette trouvaille d’après le nom du chef de l’expédition : la première des Rafflesias vient d’être découverte. L’étude de sa biologie allait révéler bien d‘autres surprises que la talle exceptionnelle de sa fleur, et montrer à quel point le vivant est plastique, faisant fi des classifications humaines même les plus évidentes…

Un végétal parasite au comportement de champignon

       Au vu de son énorme fleur, il parait évident que la Rafflesia est une plante, mais les difficultés commencent lorsque l’on va rechercher à quoi est reliée cette énorme fleur : reposant sur le sol, elle semble liée à une autre plante, de la famille de la vigne, qui possède ses propres fleurs et fruits et que l’on nomme Tetrastigma, une liane vivant dans les forêts tropicales humides de Malaisie, Sumatra et Java. Où sont donc les racines, les tiges et les feuilles de Rafflesia ? La réponse est simple : nulle part. La seule partie visible de cette plante (?) est son énorme fleur, pouvant peser jusqu’à 7 kg.       En fait, la plupart du temps, Rafflesia vie et se développe à l’intérieur des racines de Tetrastygma : c’est un holoparasite (incapable de réaliser la photosynthèse) endophyte (vivant à l’intérieur de son hôte).

       Rafflesia est donc principalement un organisme microscopique, un ensemble de filaments de 0,05 mm de diamètre, formé d’une seule file de cellules à gros noyau et petites vacuoles, se développant principalement dans les racines de Tetrastygma. Ces filaments, entre les cellules de l’hôte, prennent la forme d’un réseau s’immisçant entre les membranes cellulaires et leur paroi résistante. Ce réseau est nommé haustorium, et il ressemble trait pour trait à celui formé par les champignons (le même nom est d’ailleurs utilisé pour ces deux types d’organismes). Sous cette forme, Rafflesia absorbe les éléments nutritifs fabriqués par son hôte à travers la membrane et la paroi modifiée de ses cellules. Comme le fait un champignon. Pourtant, Végétaux et champignons sont des groupes très différents, dont les ancêtres ont divergé dès l’aube de la vie pluricellulaire…




La véritable apparence de Rafflesia : le cercle supérieur est une coupe d’une racine de Tetrastygma, montrant ses cellules, Rafflesia est une simple file de cellules (B). Le trait noir représente 0,1 mm.

       Il y a même plus étonnant : les cellules de Rafflesia établissent avec celles de son hôte des liaisons directes, de cytoplasme à cytoplasme, à travers des perforations nommées plasmodesmes. Dès lors, on peut non seulement se demande où commence le champignon et où finit la plante, mais aussi où commence l’hôte et où finit le parasite ? Nous verrons que cette confusion est encore plus développée qu’une simple fusion morphologique. Rafflesia nous montre un exemple unique de plante que l’évolution vers le parasitisme a conduit à l’état de « presque » champignon, invisible dans son hôte la majeure partie de sa vie. Chacune des 28 espèces du genre Rafflesia vit de cette façon, exploitant Tetrastygma pour croitre et prospérer, jusqu’au moment de se reproduire.

Une reproduction format XXL

       Au bout de quelques années, les filaments forment un bouton qui grossit tout d’abord à l’intérieur de l’hôte. Ce dernier se défend parfois en essayant d’affamer le bourgeon floral naissant en bouchant ses propres vaisseaux, et en l’isolant dans de l’écorce (1). Toutefois, le plus souvent, ce bourgeon réussit à faire éclater l’écorce de la plante hôte, puis grossit peu à peu, prenant la forme d’un chou.

       Il va grossir pendant 9 à 16 mois puis s’ouvrir pour donner une fleur massive, charnue, reposant sur le sol. Cette fleur ne va subsister que quelques jours, attirant, avec son parfum de viande pourrie, les mouches qui vont la polliniser. Comme il existe des fleurs mâles et des fleurs femelles, plus rares, la reproduction nécessite une floraison simultanée d’individus différents, ce qui explique la rareté de la plante. Toutefois, un hôte unique semble pouvoir être infecté par des Rafflesias différentes, ce qui favorise leur reproduction.

       Le centre de la fleur contient plusieurs litres de nectar. Lorsque la fertilisation est réussie, les fleurs femelles donnent naissance à un fruit sphérique, d’une quinzaine de cm de diamètre, contenant des milliers de minuscules graines dures dans une chair lisse. Ils seront consommés par des écureuils, des musaraignes arboricoles et des fourmis qui vont ainsi disperser les graines, lesquelles devront, lors de leur germination, trouver rapidement un hôte à parasiter. On ignore toutefois comment se produit cette germination, ainsi que la façon dont la plante pénètre dans son hôte. Les graines, en effet, sont très particulières : contrairement à celles des autres plantes à fleurs, elles ne contiennent pas de vrai embryon, mais un « pro-embryon », où n’apparait donc aucun des organes typiques d’une plante a fleur (racine, tige, feuille). Il semble bien que la Raflesia corresponde en fait à un organisme qui demeure toute sa vie à l’état de « pro-embryon » ne finissant jamais son développement, hormis pour fabriquer une fleur. Ce procédé, souvent utilisé dans l’évolution des espèces (on a pu ainsi écrire que les humains sont des chimpanzés conservant toute leur vie des caractéristiques de bébés), porte le nom de néoténie. Il est ici poussé à l’extrême.

Une classification problématique

       Le parasitisme a modifié Rafflesia à un point tel qu’il est très difficile de découvrir à quelle famille de plante elle appartient, et avec quelles plantes elle partage des ancêtres communs. Il a fallu attendre les analyses génomiques pour avoir quelques idées claires, qui n’allaient pas tarder à le devenir un peu moins… n’anticipons pas.

       Initialement ; les Rafflesias ont été rassemblées dans le groupe des « Rafflesiales », un groupe taillé sur mesure et rattaché à pas grand-chose, servant, sous couvert de savante classification, à dissimuler une certaine ignorance. Puis, en 2003, l’étude des gènes mitochondriaux (2) place les Rafflesias dans l’ordre des Malpighiales (avec les poinsettias et les violettes).

       Toutefois, il est apparu bien vite que toutes les plantes classées dans le groupe des Rafflesiales (toutes parasites et se comportant comme Rafflesia, même si leurs fleurs ne sont pas aussi spectaculaires) ne partagent pas la même origine : elles ne proviennent pas d’un seul ancêtre (3), mais de trois ou quatre lignées indépendantes, ce qui avait été suspecté dès 1969 par Kuijt, botaniste qui avait séparé les Rafflesiales en quatre groupes en se fondant sur l’aspect et la taille de leurs fleurs.

       Cela signifie que plusieurs groupes différents de plantes ont évolué de la même façon pour adopter un comportement commun. Toutefois, l’étude de l’origine de Rafflesia reste difficile : en 2007, une étude détaillée rattache Rafflesia aux euphorbes, plantes qui, pourtant, possèdent toutes de petites fleurs. Il apparait alors que cette lignée, datant de 46 millions d’années, a vu la vitesse d’évolution de la taille de sa fleur multipliée par 90 par rapport au reste du groupe ! (4). Mais quel est le phénomène qui a pu accélérer cette évolution ? La réponse est peut-être à rechercher d’ans les liens unissant le parasite et son hôte, car ces derniers semblent être en train d’être poussés très loin dans ce genre : hôte et parasite sont en train de se confondre.

Aux frontières de l’individu : l’échange horizontal de gènes.

       Pour étudier l’origine d’un groupe d’êtres vivants, les biologistes, de nos jours, ne comparent pas seulement leurs caractères (qui peuvent être similaires à cause du milieu de vie commun, et non d’une origine commune), mais aussi leurs gènes. Ce faisant, ils ont découvert que, selon les gènes choisis, les origines des Rafflesias n’étaient pas cohérentes. Cela s’expliquerait certains gènes étudiés n’appartenaient pas, en fait, a Rafflesia. Autrement dit, s’il y avait eu un transfert de gènes entre espèces différentes, le genre de phénomènes qui, il y a peu, vous assurait le goudron et les plumes dans toutes les assemblées scientifiques sérieuses.

       Ainsi, en 2014, des chercheurs de l’université de Long Island (5) ont tenté d’identifier chez Rafflesia les restes des gènes des chloroplastes, les organites réalisant la photosynthèse et qui semblent inactifs chez cette plante. Or, ils ont découvert que les chloroplastes ne sont pas inactifs, mais absents : Rafflesia est la seule plante où il ne reste presque aucun des gènes de la photosynthèse. Pire encore, il apparait que le tiers de ces gènes résiduels (une quinzaine) n’appartiennent pas à Rafflesia, mais a son hôte, Tetrastygma. Cela signifie que du matériel génétique absorbé par Rafflesia peut subsister sans être dégradé et se retrouver reproduit régulièrement, au point de devenir constitutif (bien qu’ici inactif) du génome complet de l’individu.

       Le transfert de gènes entre végétaux parasites et hôtes semble bien être un phénomène largement répandu (6), à un taux surprenant et important pour les gènes des mitochondries (des organites dérivant d’anciennes bactéries utilisées par toutes les formes de vie pluricellulaires), mais aussi pour des gènes provenant du noyau cellulaire.

       Chez Rafflesia, 41 % des gènes des mitochondries proviennent de transferts horizontaux, ainsi que 47 gènes nucléaires. Les cellules de Rafflesia absorbent donc des morceaux d’ADN de son hôte, fragments qui ne sont pas dégradés, mais intégrés à son propre génome, pouvant devenir fonctionnels et actifs. Certains de ces gènes transférés auraient eu un rôle évolutif, apportant de nouvelles capacités métaboliques. Ces gènes baladeurs se retrouvent aussi chez les mousses et les fougères, et il se peut que des plantes parasites aient servi, par ailleurs, de transporteur de gènes dans ces deux groupes.

       Ce transfert de gène modifie ce que nous devons considérer comme un invidu. Dans une continuité structurale, il apparait que les cellules d’un même organisme peuvent contenir des gènes d’origine différente. Dès lors, au niveau biologique, un individu ne devient plus un simple représentant de son espèce capable de transmettre une fraction des gènes de cette dernière, mais le réceptacle d’un mélange de gènes d’origine variée, qui fait de lui une synergie de l’activité et de l’histoire génétique de plusieurs espèces. Au plan évolutif, cela signifie qu’un gène ne sera pas seulement reproduit selon les avantages qu’il confère, amis aussi selon son caractère « invasif » plus ou moins développé. L’individu, l’espèce, l’histoire et l’écosystème se retrouvent inextricablement mêlés au service du gène, réplicateur qui trouve ainsi le moyen de franchir les frontières du temps.

Un avenir incertain

       Victimes de la pression démographique, les forêts primaires de Bornéo et de Sumatra disparaissent, et nombre de Rafflesiales sont proches de l’extinction, et ce d’autant plus que les boutons de Rafflesia sont vendus, en Malaisie, aux femmes venant d’accoucher, dont elles sont censées favoriser le rétablissement. Un certain écotourisme permet de conserver certains sites où se trouve la plante, mais l’efficacité limitée de son mode de reproduction semble bien la condamner à brève échéance. Les gènes meurent aussi.

Roger Raynal

Références :

1 – L.A. Nokolov, Annals of Botany   Pp. 233-24

2 – Todd J  Barkman, PNAS vol. 101 n° 3, 787–79 , doi : 10.1073/pnas.0305562101

3 – BMC Evolutionary Biology 2004 4:40

4 – CC Davis, Science, 1/11/2007

5 – J. Molina. Mol Biol Evol (2014) 31 (4) : 793-803.

6 – CC Davis, Current Opinion in Plant Biology 2015, 26:14–19