Les anglophones aiment appeler cette eau de la « toilet-to-tap water ». Mot à mot : de l’eau passant de la cuvette de vos toilettes à votre robinet. Expression peu engageante, et de fait le procédé est encore peu utilisé …
Si cette idée peut encore faire grimacer beaucoup, elle devient pourtant une piste sérieuse de réflexion pour de plus en plus de pays ou de municipalités à travers le globe qui s’inquiètent, à raison, de l’amenuisement des ressources en eau douce. La mégapole de Bangalore, en Inde, planche ainsi sur un tel recyclage des eaux usées, tout comme Los Angeles.
Aux États-Unis, les villes texanes de Big Springs et Wichita Falls pratiquent déjà cette technique appelée la direct potable reuse (en français, réutilisation pour la potabilisation directe), tout comme la ville de Beaufort en Afrique du Sud, depuis 2011.
La Namibie potabilise les eaux usées depuis 1968
Mais en la matière, et cela reste fort peu connu, c’est un autre pays encore qui reste le pionnier incontesté : la Namibie. À la 139e place du classement des pays par niveau de développement, on pourrait s’étonner que cet état d’Afrique Australe soit autant à l’avant-garde, mais lorsqu’on se penche sur la quasi-absence de ressource en eau de sa capitale, Windhoek, il devient tout de suite moins surprenant que cette municipalité ait cherché à innover.
Au milieu d’une plaine aride, à plus de 200 km du littoral, Windhoek (près de 500 000 habitants) ne peut ni récolter la rare eau de pluie, à cause d’une évaporation quasi immédiate sous ses latitudes désertiques, ni piocher dans les rivières ou les nappes phréatiques de ses alentours, qui se rechargent très peu quand elles ne sont pas asséchées.
En 1968, la ville, alors sous domination sud-africaine, voyait de surcroît sa population grandir à un rythme impressionnant, quand elle a commencé à recycler ses eaux usées pour les transformer en eau potable. Cinquante-cinq ans plus tard, c’est 30 % des eaux usées qui sont ainsi recyclées en eau potable en moins de dix heures. Le reste de l’eau potable domestique provient de barrages et forages réalisés dans d’autres régions du pays.
Des eaux usées potabilisées en 10 étapes
Afin de permettre le recyclage des eaux usées en eau potable, Windhoek a mis en place une séquence de procédés inédits qui compte aujourd’hui 10 étapes. Il comprend des processus physico-chimiques, comme la coagulation et la floculation (ajout d’un produit coagulant permettant de créer des flocs, c’est-à-dire des regroupements de matière en suspension qui vont ensuite chuter grâce à leur poids et être éliminés dans les boues.), mais aussi des processus chimiques comme l’ozonation.
Au contact de l’ozone, l’eau subit alors un processus d’oxydation qui permet de dégrader de nombreux micropolluants (pesticides, résidus de médicaments… ) et d’inactiver bactéries, virus et parasites.
Adviennent ensuite d’ultimes étapes de filtration biologique sur charbon actif en grain et de filtration physique (filtration sur charbon actif et ultrafiltration membranaire) permettant d’éliminer les restes de pollution soluble. Avant d’être envoyée dans le réseau, l’eau subit enfin des contrôles de qualité et une chloration, assurant un effet désinfectant qui dure dans le temps afin que la qualité de l’eau obtenue ne se détériore pas durant la distribution.
Ces dernières années, l’usine de traitement des eaux usées de Windhoek a pu accueillir des visiteurs intrigués et intéressés venant d’Australie, d’Allemagne, des Émirats arabes unis… Et pour cause, les techniques développées en Namibie demeurent intéressantes à plus d’un titre.
Une solution moins coûteuse que le dessalement
Pour les pays en quête de nouvelles sources d’eau potable, le recyclage des eaux usées reste moins énergivore et plus respectueux de l’environnement que le dessalement de l’eau de mer, technique pourtant plus répandue à travers le monde. Là où la potabilisation des eaux usées consomme entre 1 et 1,5 kWh par m3, le dessalement nécessite entre 3 et 4 kWh par m3. De plus, cette dernière technique produit d’encombrants déchets : des concentrats de sels et de polluants souvent rejetés directement dans les mers et océans où les écosystèmes s’en trouvent alors perturbés.
Malgré tous ces avantages, et les résultats probants du cas namibien, la potabilisation des eaux usées est encore balbutiante à l’échelle du globe car son application implique de surmonter diverses barrières. D’abord celle du coût de son installation. Actuellement, seuls des pays développés ont pu financer de tels projets, soit sur leur sol (aux États-Unis, à Singapour…) ou bien à l’étranger, avec par exemple, derrière la modernisation de l’usine namibienne, un partenariat public-privé avec le français Véolia, de l’australo-indien Wabag et la ville de Berlin.
Des freins financiers, législatifs et psychologiques
Ensuite, car les législations des différents pays demeurent fort contraignantes. Ainsi, en Europe une telle usine ne serait actuellement pas autorisée, et le seul projet en cours de potabilisation d’eaux usées traitées, celui du Programme Jourdain, en Vendée, rejettera l’eau dans une retenue utilisée comme réserve pour la production d’eau potable et non directement dans le circuit de distribution d’eau : c’est la potabilisation indirecte.
Et même quand les fonds et les lois sont là pour permettre l’utilisation directe d’eau potable issue d’eaux usées traitées, une ultime barrière demeure, et non des moindres : rendre acceptable auprès d’une population le fait de boire d’anciennes eaux usées traitées, et surmonter pour cela ce qui est appelé « l’effet beurk ». En 2000, une usine de potabilisation des eaux usées d’un quartier de Los Angeles, dont la construction avait coûté 55 millions de dollars a ainsi dû fermer quelques jours après son ouverture, car « ne jamais faire boire l’eau des chiottes » était devenue une promesse électorale du politicien briguant le siège de maire.
AuteurJulie MendretMaître de conférences, HDR, Université de Montpellier