Dans l’actuel mouvement metoo, le droit se cuissage est évoqué comme une réalité historique, mais aussi comme un principe immanent d’une société inégalitaire.
Tarte à la crème des récits moyenâgeux, pointant du doigt les excès du système féodal, le droit de cuissage est depuis longtemps remisé par les historiens au rayon des fables… mais sa survivance dans les esprits peut cacher autre chose.
Plus de deux millions de français sont allés s’esclaffer au cinéma lors de la sortie de ”Promotion canapé”, film gentillet, satyre des mœurs supposées d’une administration de la République…
Ce film a basé son succès sur la vague ”politiquement correcte” de la dénonciation des harcèlements sexuels. Et à cette occasion, de doctes commentateurs ont établi une relation immédiate avec le droit de cuissage des seigneurs, sur les futures épouses de leurs sujets…
Au-delà du droit de cuissage, sont évoqués parallèlement d’autres excès de la caste nobiliaire, comme le ”droit de ravage” (pratique d’une chasse à courre à grand spectacle dans les cultures, anéantissant les récoltes) ou le droit de ”faire battre marais” par la populace, afin de faire cesser les coassements des grenouilles…
Ces pratiques des castes supérieurs, sur quelle base historique reposent-elles vraiment ?
Si les parchemins enluminés, on s’en doute, n’évoquent rien de ces pratiques, l’invention de l’imprimerie et la floraison des récits et chroniques aux XVIe et XVIIe siècle n’apportent guère plus de témoignages. Ce sont plutôt des périphrases de type ” Il paraît que dans certaines provinces…”, comme on a pu en trouver dans ”les Essais de Montaigne”.
C’est avec l’engouement pré-révolutionnaire, que l’expression ”droit de cuissage” apparaît, d’un seul coup, dans de nombreux écrits, pamphlets et pièces de théâtre.
L’exemple le plus fameux, et sans doute le plus déterminant pour imposer ce concept, est celui du ”Mariage de Figaro”. La longue censure du ”Mariage”, jusqu’à ce que l’opinion publique impose sa représentation, cinq ans avant la prise de la Bastille, a achevé de donner à Beaumarchais son titre de combattant de la liberté.
De fait, l’argumentation de la pièce est dans le droit-fil des revendications politiques et sociales de l’époque :
Un aristocrate, le Comte Almaviva, après avoir accordé libéralités et émancipation à ses sujets lors du mariage prochain entre deux d’entre eux, Figaro et Marianne, tente de séduire cette dernière et de précéder Figaro, avec promesse d’argent à la clé.
Et il faudra mille ruses, et la complicité de la comtesse délaissée, pour parvenir à un final plein de joie et de promesses. ”
Par le sort de la naissance / l’un est roi, l’autre berger / le hasard fit leur distance / l’esprit seul peut tout changer…
Pourtant, peut-on parler de droit de cuissage ? On a affaire à un despote libidineux, qui après un mariage et une carrière de libertin, entend se ressourcer ses sens érotiques dans sa demeure : Suzanne la camériste est le premier personnage d’une longue lignée qui fera florès au siècle suivant, la bonne qui séduit son maître. On est en pleine tentative d’amours ancillaires, et non dans l’application du droit de cuissage…
D’autant qu’Almaviva propose en secret une dot à Suzanne pour le prix de sa compréhension… en quelque sorte de l’amour tarifé…
Mais le mot ” droit de cuissage” était lâché, il allait faire son chemin…
Certes, pour les révolutionnaires de l’An II, les ennemis aux frontières et les complots de cabinets noirs étaient plus importants qu’une coutume éthérée, et le Code Napoléon, par sa rigueur et son intelligence, eu tôt fait de larguer dans l’oubli ce pourtant fameux droit de cuissage.
Il fallut attendre une cinquantaine d’année pour voir apparaître à nouveau une polémique sur le sujet. C’est à qu’à ce moment, les libéraux républicains se sentent en danger devant la montée du camp royaliste et catholique : ces nobles rescapés de la Révolution ne voudraient-ils pas restaurer toutes les traditions féodales d’une autre époque, et remette en pratique des privilèges archaïques ?
Alors, un mouvement de grande ampleur se met en route, avec pour objectif le dénigrement systématique d’un système et de toute son époque : le Moyen Age. Du bas Empire Romain à la Renaissance, tout ce système social basé sur la connivence entre la Noblesse et l’Eglise, doit discréditer, rabaissé… et le coup à réussi puisqu’il s’inscrit encore dans nos livres d’Histoire !
En première ligne, l’avocat Dupin. Ce libéral brillant s’est fait un nom dans la défense des dignitaires napoléoniens, comme Carnot, Aldix ou Caulaincourt, au cours de la Restauration, puis il devient un spécialiste des procès de presse.
En 1854, Dupin présente à l’Académie des Sciences Morales et Politiques un ouvrage d’Alexandre Bouthors, historien obscur, qui décrit des coutumes locales du baillage d’Amiens. Et qui en profite pour stigmatiser les mœurs de l’Ancienne France… dont bien sûr ce fameux droit de cuissage.
Réplique immédiate du ”Parti de Dieu”, à travers la plume d’un journaliste incisif, Louis Veuillot, celui-ci dirige un journal très engagé, l’Univers.
Et c’est un véritable feuilleton anti Dupin qu’on peut y lire, avec un tel succès que ces articles constituent alors très vite la trame d’un ouvrage de 490 pages ”Le Droit du Seigneur” qu’on doit bien vite rééditer.
Il faut dire que le réseau des prêtres de paroisses se fait le zélateur de cette prose dont le but principal est ”de sauver l’honneur de l’Eglise”.
Veuillot ne cherche pas à nier les abus d’autorité qui ont pu se produire au sein de la société féodale. Un souverain éloigné, une administration embryonnaire, des ecclésiastiques peu lettrés… les occasions ne manquaient pas à des seigneurs peu scrupuleux d’abuser de leur rang auprès des populations. Mais en argumentant point par point contre les anecdotes citées par Bouthors et développées par Dupin, il parvient à démontrer qu’en aucun cas, on ne peut évoquer un ”droit” bien établi, même si on peut admettre quelques écarts ou gaillardises médiévales. Fallait-il alors se défier du grand Rabelais ?
Toujours est-il que cette polémique, avec des arguments vite éculés de part et d’autre, dura plus de trente ans. Elle est en effet relancée par un historien de talent, Jules Delpit, qui présente le double cursus universitaire de l’Ecole des Chartes et de la Faculté de Droit.
Delpit est un érudit reconnu… mais dans sa ”mission libérale”, il n’hésite pas à forcer le trait, à jouer sur les accumulations, à créer des amalgames.
Son ouvrage est habile : ”Réponse d’un campagnard à un Parisien” tend à se mettre dans la poche tous ceux qui pestent contre la centralisation parisienne, et avance ”72 preuves” contre les allégations défensives de Veuillot.
Une litanie de faits non établis, de faux écrits et de récits apocryphes, un volume imposant de références difficiles à décortiquer pour qui n’est pas historien.
Là encore, Veuillot doit ”passer à la moulinette” chacune de ces preuves, pour les réduire à néant ou à un petit doute.
Après trente ans de ce duel historico-politique, les bretteurs sont fatigués, les témoins sont las… et le droit de cuissage sort du sujet de discorde publique pour devenir plutôt un thème de plaisanteries égrillardes, ou d’espoirs libidineux…
En 1995, Alain Bourreau publie son ”Le Droit de Cuissage”, qui sur 325 longues pages, décortique minutieusement à leur source, tous les faits et arguments invoqués sur le sujet…avec la conclusion sans appel : cette fable historique n’a été qu’un enjeu politique – point.
Mais alors, comment comprendre qu’un thème sans consistance tangible se soit inscrit et imposé dans l’imaginaire d’un peuple, dan sa ”conscience collective”.
Existe-t-il en France un terreau biologique et social pour recevoir et nourrir ce fantasme ?
Bien sûr, les politiques sont maîtres dans l’art de faire vibrer les sentiments irrationnels des populations. Et le Seigneur, intégré dans un système féodal légitimé par l’Eglise, est une cible toute trouvée pour les libéraux et révolutionnaires de tout poil…et en France…nous sommes tous fils de la Révolution !
Mais il y a un autre volet irrationnel à considérer : ce Seigneur, adoubé par Dieu, appartenant à une élite supposée plus cultivée et en meilleure santé, n’est-il pas non plus un fantasme cette fois ci biologique, une valeur héréditaire qu’on envie ou qu’on jalouse…une valeur que la science appelle maintenant le patrimoine héréditaire ?
Patrimoine ! Ce concept issu des travaux de Mandel devrait plutôt s’appeler matrimoine… puisque l’ADN mitochondrial n’est apporté que par l’ovule et joue, on le sait depuis quelques mois, une influence déterminante dans l’architecture du fœtus, en particulier de son cerveau, à tel point que tout clonage sans ADN mitochondrial est voué à l’échec !
Alors pourquoi patrimoine ?
Parce que nous étions jusqu’ici dans une société qui vivait dans le culte de la semence masculine à laquelle on attribuait des vertus de reproduction certes, mais bien au delà !
En particulier à travers une théorie biologique qui a la vie dure : la théorie de l’imprégnation. Une théorie, une croyance non codifiée, ni même le écrite, mais ancrée dans beaucoup d’esprits, qu’on peut résumer ainsi : ”une femelle, lorsqu’elle sera accouplée à un mâle pour la première fois, subira une imprégnation de ce mâle, qui aura des conséquences sur tous les autres produits ultérieurs qu’elle aura avec d’autres mâles”.
Cette croyance est essentiellement agricole et s’attache aux animaux. Mais elle a fait, croyons-nous, le terreau de cette fable du droit de cuissage qui y puisait (et puise encore ?) une légitimité éthérée.
Car cette théorie de l’imprégnation était appliquée, en particulier dans les tribunaux : telle jument d’avenir, couverte par un étalon voisin légèrement panard et de surcroît asthmatique, était jugée ”imprégnée” défavorablement bien sûr et son propriétaire obtenait des dommages et intérêts… de tels jugements ont eu cours jusque dans les années 60 ! C’est à dire jusqu’à la découverte de l’ADN, et à l’explication physique de la transmission des caractères par les gènes. L’ADN mitochondrial en a rajouté une couche : l’imprégnation par la semence du premier partenaire sexuel est là encore une fable sans fondement.
Alors, l’ADN est-il le croque-mort triomphant de ce fantasme de l’imprégnation du ”premier partenaire” ? Ce n’est pas si simple.
Car l’imprégnation existe effectivement dans un cadre biologique : le domaine de la vaccinologie. C’est d’ailleurs un grave écueil pour les laboratoires. Son découvreur David White lui a donné un autre nom : le ”pêché originel* antigènique” ; Un exemple connu, celui du vaccin contre la grippe : c’est la souche vaccinale de primo-vaccination qui va imprégner les lymphocytes mémoire de la personne vaccinée (jusque-là, tout est normal), mais les vaccins ultérieurs bien qu’ayant des caractéristiques antigéniques différentes (une souche de virus différente), vont néanmoins relancer en priorité les lymphocytes mémoire de la première vaccination, au détriment des lymphocytes nouvellement informés.
Autant dire que l’efficacité vaccinale contre les souches récentes de la maladie s’en trouve dramatiquement amoindrie…
L’immunologie n’est pas la gynécologie, certes, mais un organisme peut ainsi être imprégné par la primo-information… Et ce n’est pas tout : il faut également compter avec les influences extérieures, qui agissent en plus du processus purement génétique. Cette action dite épigénétique est le sujet de recherches le plus prometteur actuellement. Sont mis en cause des facteurs d’environnement (métaux lourds, climat…), des facteurs biologiques liés à la mère (et jamais au père !), comme l’alimentation, ou la prise de médicaments ou de drogues, mais aussi des facteurs psychiques inhérents à la mère. Jean Rostand dans ”Aux frontières du surhumain” évoquait la ”transportabilité” de caractères de la mère à l’enfant, en dehors du processus génétique.
Pour revenir au droit de cuissage, les frasques violentes, médiatisées d’un Weinstein ou d’un DSK se retrouvent bien sûr à tous les niveaux d’une société imbibée de sexualité, mais ce serait un abus de langage que de leur coller cette étiquette historiquement caduque.
Jean-Yves Gauchet.
Le Droit de Cuissage – Alain Boureau – 325 pages, Editions Albin Michel 1995.
L’Homme Dupliqué – Gérard Huber – 260 pages – Editions l’Archipel (Québec) 2000.