Boulet ou richesse inexploitée ? Cette île perdue et généralement ignorée se trouve juridiquement sous le contrôle de la France. Après un parcours d’histoires riches et tragiques, c’est désormais le grand calme. Réservée aux scientifiques, elle est peut-être une pépite en terme d’halieutique et de minerais sous-marins.
Il s’agit d’un atoll corallien, unique d’ailleurs dans cette partie du Pacifique. Eloigné de 1300 km de la côte mexicaine, il présente un aspect ovaloïde de 12 km de circonférence, avec une surface immergée qui ne dépasse pas 2 km2. Le point culminant est un rocher volcanique de 30 m d’altitude, alors que l’ensemble du sol est formé de sables coralliens imprégnés de guano.
Explorateurs et pirates : méfiance et désintérêt.
Ce sont des explorateurs français (Martin et Dubocage) qui semblent en 1711 avoir dressé la première carte de l’ilôt, sans y débarquer. C’est alors « l’ile de la Passion » qui s’installe sur les cartes des capitaines bien informés. Parmi ceux-ci, un certain Clipperton, aventurier anglais se piquant d’observations scientifiques, qui s’y installe en 1704, et qui va lui donner son nom définitif, avec une légende de trésor enterré qui fera briller bien des quinquets chez les baroudeurs de tous poils …
Mais aussi du Mexique, puissance régionale conquérante, qui en revendique la souveraineté auprès d’un arbitrage international. Ni une ni deux, la France qui y voit une position stratégique de port de relâche en regard du futur canal de Panama, met en avant un historique flatteur, et fait valoir ses droits en y mettant pied à terre via « l’Amiral », vaisseau de la Royale dirigé par le Coat de Kernevern : l’ile de Clipperton est de droit français en 1858. Notons qu’à part Clipperton, quasiment personne ne s’est vraiment installé sur cet ilot défendu par des rouleaux impraticables.
Le guano, richesse aléatoire
En cette fin du XIXème siècle, l’agriculture « scientifique » exige des quantités croissantes d’engrais phosphatés, dont le guano est un élément très recherché. Les iles ou les zones cotières ayant hébergé des millions d’oiseaux durant des siècles sont considérées comme des eldorados, les volontaires pour l’extraction viennent du monde entier. Et du guano, justement, Clipperton n’en manque pas, et ça se sait. Les français en tête, du fait ce cette priorité nationale. Mais trop loin, trop compliqué, trop limité : pas un français ne se lance.
Ce sont donc des californiens, presque voisins, qui investissent l’île, aménagent un débarquadaire, plantent des cocotiers, et installent tout à la fois des japonais laborieux et des cochons affamés qui se nourrissent de crabes, ce qui donne un répit aux jeunes pousses de palmiers. Serait-ce le vrai départ pour cet atoll oublié ?
Non, car le « mauvais œil » ne fait pas relâche : une digue qui s’effondre, le naufrage d’un vraquier en partance pour la Californie, et voilà notre îlôt surpeuplé par des marins tumultueux …
La France vient remettre de l’ordre sur l’atoll en 1897 (croiseur Dugay-Trouin), mais les mexicains dans la foulée expédient une canonnière et un petit régiment d’occupation pour s’installer « pour de vrai » sur ce confetti de sable. Les hostilités sont ouvertes, d’autant que les mexicains offrent une concession d’exploitation du guano à une compagnie anglaise, la Pacific Phosphate Compagny avec l’engagement de la protéger sur place.
Les « oubliés de Clipperton ».
En Europe comme au Mexique, les évènements politiques se bousculent et cet ilôt sans intérêt stratégique immédiat n’est plus un enjeu majeur. La garnison mexicaine de Clipperton est dirigée par le capitaine Ramon Arnaud d’origine française (Barcelonette) qui y a amené sa femme, 13 soldats et du personnel d’entretien. Un phare est érigé, un jardin est implanté pour assurer l’autonomie en végétaux.
Patatras ! Un navire américain vient maladroitement s’échouer sur les récifs, et l’ilôt doit à nouveau supporter une surpopulation d’une douzaine d’individus vite encombrants. Les légumes sont rapidement liquidés et le scorbut s’installe dans cette population en grande précarité. Trois volontaires parviennent néanmoins à franchir les rouleaux et à tenter de rallier la côte mexicaine avec un minuscule canot : ils y parviennent, et alertent les autorités : un navire de la marine américaine, l’USS Cleveland, appareille d’Acapulco pour aller sauver les survivants de Clipperton. Une fois sur place, les américains proposent de prendre tout le monde et d’évacuer l’île, mais Ramon Arnaud s’en tient à son ordre de mission : il restera, lui, sa famille et ses troupes. Les américains compatissants leur laissent un approvisionnement pour plusieurs mois , et quittent la zone.
Mais au Mexique, c’est la révolution . L’armée est dans tous ses états, malmenée par les troupes de Zappata, les ministères sont désorganisés : on a complètement oublié la garnison de Clipperton. Les Anglais, eux, ont renoncé à toute exploitation du guano, et les Français ont d’autres chats à fouetter sur la ligne bleue des Vosges …
Au bout de plusieurs mois, les esprits de iliens sont tourneboulés. Rancunes, maladies, jalousies, larcins …
Ramon Arnaud ne tient plus ses troupes. Il est le seul armé, mais le climat est détestable. Il éloigne du village son ordonnance, un certain Alvarez qui fait le beau auprès des femmes : il l’assigne à la conduite du phare avec consigne de n’en pas bouger.
Un matin de mai 1915, Arnaud croit voir la fumée d’un batiment au large de l’ile. Il enrôle de force ses trois derniers soldats et les fait souquer pour aller à la rencontre de ce navire. Las, c’était un mirage, mais aussi la goutte d’eau qui fit déborder la colère des hommes : dans l’embarcation, ils se jettent sur lui pour récupérer son arme. Pugilat dramatique, au cours duquel la chaloupe chavire sous les yeux de toute la population de l’ile, dont la femme d’Arnaud enceinte de six mois … quatre noyés, et plus aucune autorité sur l’ile.
C’est désormais Alvarez qui reste le seul homme, et il a récupéré des armes. Toute sa turpitude accumulée peut alors s’exprimer : le voilà le prince noir de ce domaine maudit, paré du casque à plumes du capitaine Arnaud. Les femmes doivent s’exécuter à sa convenance, et on ne saura jamais les détails de tous ses méfaits.
Cette tragédie en vase clos durera deux ans. Alvarez est devenu carrément fou, il a plusieurs meutres sur ce qui lui reste de conscience. Les femmes sont à bout.
Et miracle ! Une fumée, réelle celle-là, se profile à l’horizon : un navire, qui ne fait pas que passer, qui semble tenter des manœuvres d’approche. De fait, il s’agit d’un croiseur à vapeur de la marine américaine, le USS Yorktown, dont la mission est de vérifier si cet ilôt dont on ne sait rien, ne serait pas une base cachée pour les sous-marins allemands. Les femmes se concertent : Alvarez est occupé à rôtir un oiseau, il n’a pas vu ce bateau synonyme de liberté, c’est le moment ou jamais. A coup de marteau, puis de couteau, les femmes liquident leur bourreau et se précipitent vers la plage qui va bientôt accueillir une chaloupe . Enfin un médecin, et des marins stupéfaits de trouver là trois femmes, sept enfants et un cadavre tout frais …
Tout ce petit monde embarque, et le commandant du Yorktown se doit de mener l’enquête pour comprendre la présence de ce cadavre. Les femmes s’expliquent, s’embrouillent, partent en sanglots … Le rapport du commandant sera très édulcoré : au cours d’une rixe où les femmes avaient le dessous, les femmes ont utilisé des ustensiles de cuisine en état de légitime défense .
Clipperton devenait à nouveau une ile déserte, sans intérêt économique, et désormais frappée de malédiction.
Enfin française !
Le 28 janvier 1931, et bien que n’y ayant aucun résident, la France obtient définitivement la souveraineté sur l’ile par la Cour Internationale d’arbitrage sous l’autorité du roi d’Italie. Les mexicains renâclent, et ne reconnaitront ce traité qu’en 1959.
Durant la guerre du Pacifique, les américains veulent s’assurer une sécurité dans tout le Pacifique Est, et ils occupent l’îlôt en créant une brèche dans la couronne de corail pour fonder une rade abritée. Ils batissent également une piste d’atterrissage encore fonctionnelle, et entreposent des munitions, elles aussi toujours présentes (voir photo) de manière encombrante … A la fin du conflit, et sous l’injonction d’une France courroucée, les américains évacuent l’îlôt en refermant la passe creusée dans le corail.
C’est le temps de la paix !
Clipperton n’est désormais plus un enjeu stratégique, mais un sujet d’étude pour les scientifiques, accessoirement une destination de loisirs pour des safaris de pêche lointaine. De 1966 à 1969 se succèdent par périodes de quatre mois les « missions Bougainville » de la marine française, qui réalisent des études détaillées de la faune et de la flore, en particulier de l’hydrologie du lagon (avec une idée derrière la têt concernant des essais nucléaires). L’équipe Cousteau y séjourne en 1980. En 1997, c’est une expédition franco-mexicaine qui refait un état des lieux. En 2000, un naufrage occasionne l’invasion de l’ile par des rats qui attaquent principalement les végétaux. En 2001, important débarquement de la marine, avec à son bord Christian Jost du CNRS. Nouvelle étude complète de l ‘écosystème et cartographie améliorée. En 2003 et 2004, Jean-Louis Etienne, des photographes et d’autres biologistes font un bilan écologique de l’ile. On s’aperçoit que celle-ci est sporadiquement visitée par des pêcheurs de loisirs ou des écologistes amateurs.
L’eldorado des 200 milles nautiques.
Clipperton est désormais un territoire dont le statut est très particulier : ni DOM ni TOM, il est directement rattaché au ministère de l’outre-mer. Tout débarquement doit (en principe) faire l’objet d’une demande officielle. De fait, l’ile reste bien tranquille, mais ses abords sont régulièrement visités par des navires hauturiers de pêche lointaine, ou bien par des petites unités spécialisées dans le tourisme écologique. L’île ne supporte même pas de station météo automatisée : les satellites et les réseaux de batiments navigants les ont remplacées.
Des navires de la Royale viennent régulièrement patrouiller dans la zone économoque exclusive (ZEE) des 200 milles, ils surprennent régulièrement des bateaux qui braconnent dans ces eaux très poissonneuses.
Plus bas, les fonds marins sont très riches en nodules polymétalliques (cuivre et nickel), mais aucune solution techniqie n’est encore au point pour en rentabiliser l’exploitation.
Angelina Viva