Le fameux DSM, la bible des psychiatres et des neurologues, comprend plus de 400 définitions et descriptions de troubles mentaux. En fait, beaucoup se recoupent, car on butte sur les imperfections du vocabulaire, sur les aprioris religieux ou sociaux (l’homosexualité en a été retirée en 1974), mais aussi sur des contingences historiques ou locales. Et donc vraiment difficiles à démêler …
Il y a des convenances médicales qui changent avec les époques: la mélancolie, tout comme l’hystérie, sont “passées de mode”, mais remplacées par diverses appellations savantes auxquelles correspondent des traitements, donc des médicaments dûment testés et avalisés par des autorités médicales. Et puis il y a des psychoses “locales” souvent ignorées par le fameux DSM, car elles ne “rentrent pas dans les cases”.
“N’ayez pas peur du Koro, c’est une légende!”
Les habitants de Singapour étaient pourtant exhortés à rester raisonnables, leur virilité n’était pas en danger. Pourtant, en cette année 1967, dans cette République de progrès, des milliers d’hommes se sont affolés, convaincus que leur sexe allait diminuer. Certains sont allés jusqu’à des mutilations, en enserrant leur sexe pour l’emêcher de leur “rentrer dans le ventre”, tout comme la tortue rentre sa tête dans sa coquille. Et plus de 500 personnes sont allées à l’hôpital pour y chercher assistance ou remèdes …
En fait, cette psychose du “zizi qui disparaît” est répandue dans le monde entier: en Inde, en Afrique (où les pauvres noirs albinos en étaient prétendûment la cause), en Indonésie, en Chine …
En Haîti, une psychose récurente est le “reflechitwop“, ou “pensé trop”, ce qui implique de ruminer des problèmes jusqu’à en devenir bloqué à la maison sans voiloir voir quiconque … Chez nous on appelle cela une “bonne dépression”.
En Corée, on subit le “Hwa-byung”, possiblement traduit par “virus de la rage”, et qui correspond au bouillonnement intérieur de sentiments sur des choses qu’on considère comme injuste. C’est un syndrome essentiellement féminin qui touche plutôt des femmes mariées … et délaissées. Pris au sérieux dans ce pays très en avance médicalement (rappelons que les coréens du sud ont eu proportionnellement cinq fois moins de mortalité covid que les français), ces cas de Hwa-byung ont été étudiés en scintigraphie cérébrale, et on y a décelé des lésions dans des parties du cerveau qui gèrent le sentiment de colère … puis quelques mois plus tard dans des zones de la dépression, voire du suicide …
La neurasthénie, maladie anglaise des colons expatriés ...
Une maladie mondiale! la neurasthénie, décelée et décrite par le neurologue américain Georges Miller Beard, s’est installée en lieu et place de la très féminine mélancolie: elle s’est répandue en particulier au sein des colonies européennes, aussi bien chez les femmes que chez les officiers moustachus rassurés d’attacher une étiquette valorisante à un simple mal du pays: fatigue, maux de tête fatigue et anxiété … enfin une “vraie maladie”, quasiment l’ancêtre des maladies professionnelles.
L’importance des normes culturelles
Concernant ces troubles psychiques, il y a deux scénarios possibles:
- Soit l’humanité toute entière est sensible à la même gamme limitée de maladies mentales (après tout, nous sommes tous semblables), mais ce sont nos vocabulaires différents et des circonstances épisodiques qui creusent les écarts d’appréciation de ces maladies.
- Soit chaque société a ses propres “répertoires de symptômes”qui est l’ensemble des symptômes qui nous apparaissent inconsciemment lorsque nous commençons à nous sentir mal mentalement. Et là, la science est obligée soit de caler, soit de s’insérer dans les arcanes historiques, sociales et religieuses des peuples.
Un exemple, l’état de deuil. Un européeen va ressentir une “déprime” purement cérébrale et atonique, alors qu’en Chine, on ressentira plutôt un mal de ventre.
Et que dire des croyances si bien ancrées dans l’imaginaire des peuples: dans le monde islamique, il est largement admis qu’on peut être possédé(e) par des entités très encombrantes, les djinns, ou par des mauvais esprits. Selon le psychiatre Shahzada Nawaz, de l’hôpital de Manchester, il est difficile de soigner “à l’occidentale” des malades de schizophrénie ou de troubles bipolaires des résidents anglais d’origine bengladaise, la famille préférant faire intervenir des thaumaturges réputés de leur colonie londonienne…
Réviser les maladies occidentales
Si certaines maladies (la schizophrénie) sont universelles, d’autres sont localisées ou carrément absentes de régions entières. La boulimie est deux fois moins courante dans les cultures orientales, tandis que le syndrome prémenstruel (SPM) est pratiquement inexistant en Chine, à Hong Kong et en Inde. On a même avancé, de façon quelque peu controversée, que la dépression est une invention du monde anglophone, issue de l’idée erronée qu’il est normal d’être heureux tout le temps. À l’ère moderne, il serait naïf de penser que les maladies mentales dont nous souffrons sont indépendantes de notre mode de vie. «Je pense qu’il y a une énorme arrogance dans la façon dont nous universalisons ces maladies mentales et ne les considérons pas comme socialement et historiquement spécifiques», explique un psychiatre, soulignant que le trouble déficitaire de l’attention (TDA) n’a été ajouté au DSM qu’en 1980. «Il est clair que les enfants ont plus de mal à prêter attention maintenant, car ils sont bombardés de stimulations sensorielles et leur existence est largement médiatisée par des écrans”.
Dans beaucoup de sociétés occidentales, nous considérons la dépression et l’anxiété comme un déséquilibre chimique. Et cela nous amène à demander de l’aide à notre médecin et à obtenir des médicaments ». Mais en Asie de l’Est, il s’agit davantage d’une préoccupation sociale ou spirituelle ou familiale – les gens peuvent donc chercher de l’aide spirituelle là où ils savent trouver des moyens de résoudre les conflits familiaux.»
De même, il est déraisonnable de s’attendre à ce que les mêmes traitements fonctionnent pour tout le monde. Bien que les médicaments soient utiles pour beaucoup de gens, ceux qui ont certaines croyances culturelles pourraient être plus à l’aise avec des approches relevant de la psychothérapie.
Angelina Viva