Le manioc : de la plante potentiellement toxique d’Amazonie à l’aliment hautement nutritif mondialisé

Les anciens peuples autochtones d’Amazonie ont domestiqué le manioc. Ils ont développé des stratégies complexes pour rendre comestible cette plante résistante aux ravageurs et à fort potentiel nutritif mais qui, naturellement, libère du cyanure d’hydrogène et d’autres molécules toxiques.

Un panier d’osier, rempli de tubercules de manioc et contenant une machette, attaché avec une corde à l’arrière-plan d’une hutte traditionnelle. Erremmo.com/Shutterstock

Les trois cultures de base qui dominent les régimes alimentaires modernes – le maïs, le riz et le blé – sont bien connues des Européens. Cependant, la quatrième place est occupée par un outsider : le manioc.

Peu consommé dans les climats tempérés, le manioc est un aliment clé en nutrition dans les zones tropicales. Il a été domestiqué il y a 10 000 ans dans la partie sud du bassin de l’Amazonie, au Brésil, puis il s’est répandu dans toute cette région. Avec une tige chétive de quelques mètres de haut, une poignée de branches fines et des feuilles modestes en forme de main, il ne paie pas de mine. Pourtant, l’apparence modeste du manioc cache une combinaison impressionnante de productivité, de résistance et de diversité.

Au fil des millénaires, les peuples autochtones l’ont cultivé, à partir d’une plante sauvage envahissante, pour obtenir un végétal qui emmagasine d’immenses quantités d’amidon dans des tubercules semblables à des pommes de terre, pousse dans les sols pauvres de l’Amazonie et se révèle presque invulnérable aux ravageurs.

Comment le manioc peut-il être si toxique et pourtant si présent dans les régimes alimentaires en Amazonie ? L’explication est à chercher dans l’ingéniosité des peuples autochtones. Depuis dix ans, mon collaborateur César Peña et moi-même étudions les jardins de manioc au Pérou, le long du fleuve Amazone et de ses innombrables affluents. Nous avons découvert des dizaines de variétés. Les agriculteurs emploient des stratégies sophistiquées quand ils les cultivent pour gérer leur toxicité et ils ont recours à des méthodes élaborées pour transformer ces produits dangereux en aliments aux propriétés nutritives.

Une longue histoire de domestication

L’un des plus grands défis à relever pour les premiers humains était de trouver de la nourriture en quantité suffisante. Nos ancêtres vivaient de chasse et de cueillette, en poursuivant leurs proies et en récoltant les plantes comestibles dès que l’occasion se présentait. Ils étaient étonnamment doués pour accomplir cette tâche. Si doués que leur population a explosé et s’est répandue au-delà du berceau de l’humanité en Afrique il y a 60 000 ans.

Cependant, des progrès restaient possibles. Chercher de la nourriture coûte des calories. Or, c’est précisément ce que l’on recherche. Ce paradoxe imposait un dilemme : brûler des calories pour trouver de quoi manger ou économiser des calories en restant sur place. Le dilemme semblait quasi insurmontable, jusqu’à ce que les humains trouvent une solution.

Il y a un peu plus de 10 000 ans, ils ont franchi cet obstacle grâce à l’une des innovations les plus transformatrices de l’histoire : la domestication des plantes et des animaux. Les populations ont découvert qu’en apprivoisant les animaux sauvages, il n’était plus nécessaire de les pourchasser et qu’il était possible de cultiver les espèces végétales. Elles étaient ainsi en mesure d’obtenir des fruits et graines plus gros ou des animaux plus charnus.

Transformer une plante toxique

L’un des atouts majeurs du manioc – en l’occurrence sa résistance aux ravageurs – repose sur un puissant système de défense. Ce système dépend de deux substances produites par la plante : la linamarine et la linamarase.

Ces molécules sont localisées dans les cellules des feuilles, de la tige et des tubercules, au sein desquelles elles restent généralement inactives. Mais lorsque les cellules du manioc sont endommagées – par la mastication ou l’écrasement – les deux composés réagissent et libèrent une bouffée de produits chimiques toxiques.

Parmi eux, se trouvent le tristement célèbre cyanure d’hydrogène. Ce mélange contient également d’autres molécules nocives, comme des nitriles et des cyanohydrines. Ces composés sont mortels à fortes doses et une exposition chronique peut endommager de façon permanente le système nerveux. Ensemble, ces poisons sont si efficaces qu’ils rendent le manioc quasiment invulnérable aux ravageurs.

Nul ne sait comment les anciens Amazoniens ont résolu ce casse-tête. Mais ces populations ont développé un processus complexe, en plusieurs étapes, pour rendre le manioc comestible.

Cela commence par le râpage des racines remplies d’amidon sur des planches garnies de dents de poisson, d’éclats de roche ou, plus souvent aujourd’hui, de tôle rugueuse. Le râpage simule la mastication par des ravageurs, ce qui déclenche la libération du cyanure et des cyanohydrines, qui s’évaporent dans l’air au lieu d’entrer dans le corps.

Ensuite, le manioc râpé est placé dans des paniers de lavage dans lesquels il est rincé, pressé à la main et égoutté à plusieurs reprises. L’action de l’eau libère davantage de cyanide, nitriles et cyanohydrines, qui sont éliminés par pressage.

Enfin, la pulpe qui en résulte peut être séchée, ce qui la détoxifie encore davantage, ou alors elle est cuite, ce qui achève le processus grâce à la chaleur. Ces étapes sont si efficaces qu’elles sont toujours utilisées dans toute l’Amazonie, des milliers d’années après leur invention.

Pour une lecture complète de l’article paru dans TheConversation

Auteur: Stephen Wooding

Associate professor, University of California, Merced

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admin1402

Vétérinaire à Toulouse, je gère bénévolement ce blog suite à l'arrêt de parution du journal "paper" Effervesciences" survenue durant la crise covid. Désormais, les infos sont en ligne, gratuietement.