Dans son rôle magnifique du Dr Knock, Louis Jouvet a institué cette expression pseudo médicale : « ça vous chatouille, ou ça vous gratouille ? ».Ces deux sensations anodines devenaient des symptômes terrifiants qui mettaient le patient sous la coupe du médicastre véreux. Mais la gratouille, comme la chatouille, comment ça se soigne ?
Le prurit est apparu dans la langue française dès le moyen-âge, à partir du verbe « prurire », « éprouver une démangeaison». Avec comme réaction concomitante un réflexe de grattage.
Si la douleur entraine un réflexe immédiat d’évitement, le prurit, cette sensation déplaisante entraine au contraire une envie de soulagement qui passe par le grattage : un contact physique rugueux et répété dans la zone concernée entraine un apaisement rapide, qu’il faut parfois réitérer selon la cause du prurit.
Douleurs, prurits, chatouilles, brûlures, picotements, fourmillements, autant de sensations d’origine cutanée difficiles à exprimer et à décrire, et qui témoignent de la grande complexité des réseaux sensitifs cutanés, de leur fragilité et des différents dysfonctionnements qui s’y rattachent.
Le prurit peut survenir localement dans de nombreuses circonstances, le plus souvent inflammatoires, mais aussi sous l’effet de substances chimiques, ou du froid.
Et il existe des causes générales, viroses comme le zona, ou psychoses où le prurit accompagne des émotions ou des états de nausées, ou de souffrance.
Pour qui en souffre, il est très difficile de décrire ce prurit, et les méthodes d’évaluation de la douleur, autre trouble de sensibilité cutanée, ne convient pas pour la démangeaison.
Paradoxalement, le prurit a été étudié et compris grâce à nos compagnons chiens et chats, car délaissé en médecine humaine (c’est une affection mineure), c’est un motif de consultations très fréquent chez les vétérinaires. Avec des conséquences parfois dramatiques : mordillements, griffures, surinfections, douleurs entraînant elles-mêmes des troubles d’humeur : le « simple » prurit peut dériver en tragédie, parfois en motif d’euthanasie.
Et c’est dans le domaine vétérinaire (voir plus loin) que des solutions thérapeutiques très élaborées ont vu le jour, qui ont leurs retombées en médecine humaine.
C’est en particulier chez nos compagnons chiens et chat qu’on a le plus étudié tenants et aboutissants de l’atopie, cette sensibilité exacerbée de certains sujets dès leur enfance, qu’on ne soignait quasiment chez l’homme que via des cures thermales…
La peau, un organe complexe et très exposé.
Les fonctions de la peau sont multiples, à la fois pour garder l’intégrité de l’organisme par rapport à l’extérieur (rôle de manteau protecteur), et pour renseigner ce même organisme sur ce qui se passe à l’extérieur : température, contacts, etc…
Dans ce rôle de perception, la peau possède dans le derme de nombreuses terminaisons sensitives qui se fraient un chemin jusqu’à l’épiderme : elles seront à l’origine des sensations des douleurs, des brûlures, et des prurits.
D’autres fibres nerveuses se terminent par des renflements spécialisés permettant de discerner diverses sensations, qui ont un intérêt de défense et d’adaptation au milieu environnant :
- les disques tactiles de Merkel, qui ressentent le toucher grossier (enfoncement de la peau).
- Les corpuscules de Ruffini, des mécanorécepteurs lents qui indiquent les pressions permanentes (sur quel bras vous dormez dans votre lit).
- Les corpuscules de Meissner, mécanorécepteurs rapides (une fourmi qui grimpe le long de votre jambe)
- Les corpuscules de Paccini, qui ressentent des pressions douces plutôt agréables (pressions physiques comme les caresses) ainsi que les vibrations de l’air contre la peau par l’intermédiaire des poils) : les corpuscules de Paccini vous font ressentir les thèmes musicaux dans leur registre des « basses », elles vous font également ressentir les ondes apaisantes du ronronnement d’un chat, base de la « ronronthérapie“…
Les fibres sensitives libres (sans renflement) amènent au cerveau des informations brutes, non atténuées, et elles impliquent une réaction immédiate de retrait pour préservation de l’intégrité (douleur, brûlure) ou une réaction plus modérée destinée à soulager (grattage, friction).
La conception classique des récepteurs sensoriels cutanés définit quatre types fonctionnels qui ne répondent qu’à des stimulations potentiellement domageables à la peau : mécaniques, thermique, chimiques, ou mixtes.
- les nocicepteurs mécaniques répondent à la piqure, au pincement ou à la torsion de la peau, avec une décharge qui dure tout le temps de la stimulation. Les champs récepteurs sont larges (1 à 8 cm2) et les fibres afférentes sont de type A delta.
- Les nocicepteurs thermiques répondent à des stimuli thermiques élevés (au delà de 45°) ou bas (au deçà de 10°). Leurs champs récepteurs sont ponctuels (1 à 3 mm2), et ils sont liés essentiellement à des fibres amyéliniques de type C.
- Les nocicepteurs chimiques sont sensibles aux conditions d’acidité et aux agents toxiques externes, comme à des substances irritantes produites dans les tissus lésés.
- Les nocicepteurs polymodaux répondent à la fois aux stimuli nociceptifs mécaniques et thermiques. Ils sont liés à des fibres amyéliniques et constituent près de 90% des fibres amyéliniques contenues dans un nerf cutané.
Et le prurit, dans tout ça ?
Parmi les récepteurs libres évoqués plus haut, il semble que certains soient dévolus uniquement à la sensation du prurit, avec pour support des fibres de type C et de fibres A delta.
Le prurit nait dans les terminaisons libres au niveau de l ‘épiderme, puis il suit les voies habituelles de la sensibilité. Si l’on « pèle » l’épiderme dans uns zone prurigineuse, la sensation de démangeaison disparaît. Par ailleurs, en provoquant un même type d’inflammation dans une épaisseur cutanée, on constate que l’inflammation dans l’épiderme provoque du prurit, alors que le même phénomène dans le derme entraine de la douleur. Il y a vraisemblablement un chevauchement des fibres du prurit et de la douleur, certaines étant plus ou moins sensibles à la pression, la chaleur ou les substances irritantes.
On a ici un phénomène qui se rapproche des nerfs sensitifs du goût qui forment les papilles de la langue, et qui s’assemblent par réseaux pour recouvrir l’ensemble du spectre des saveurs.
Pendant longtemps, on a estimé que le prurit était une conséquence d’une production d’histamine au niveau de la peau. Avec comme modèle l’urticaire (friction avec une ortie).
A ce titre, on a employé systématiquement les anti-histaminiques (visant les récepteurs H1) pour traiter toutes les « gratouilles ». Avec un succès tout relatif. En effet, le prurit a pour origine de très nombreux médiateurs que nous allons détailler plus bas.
Les anti-histaminiques (type phénergan, théralène, zyrtec ou atarax) ont par ailleurs montré leurs effets tranquillisants, et sont utilisés désormais surtout par les insomniaques …
Des médiateurs multiples
Les substances biochimiques qui entraînent le prurit sont rarement d’origine extérieure. A part quelques venins ou enzymes issues de piqures d’insectes ou de plantes, ce sont bien des molécules secrétées par l’organisme lui-même qui vont entraîner ces troubles cutanés :
- les neuromédiateurs, comme l’acétylcholine, la sérotonine, la bradykinine, l’inévitable histamine, la substance P, ou certaines enképhalines.
- des enzymes de type protéases comme la cathepsine, la papaïne, la trypsine, la tryptase.
- des dérivés inflammatoires des lipides membranaires, comme les prostaglandines , leucotriènes, ainsi que les acides biliaires.
- Certaines cytokines qui accompagnent l’inflammation, comme l’interféron gamma, les interleukine 2, 13 ou 31.
Dans certains cas (histamine, prostaglandines), le prurit est accompagné de tous les signes d’une violente inflammation (douleur, œdème, vasodilatation jusqu’à des saignements.
Cas particulier : la dermatite atopique. Cette affection reconnue comme une faiblesse génétique repose à la fois sur une hyperactivité immunitaire (génératrice de médiateurs irritants), et sur un défaut constitutionnel de l’épiderme qui « laisse passer » des allergènes extérieurs.
Les voies du prurit et leur contrôle
L’inflammation est reçue au niveau d’un récepteur, puis elle est transmise aux ganglions sensitifs, puis remontent le long de la moelle épinière selon des trajets spécifiques au prurit. Autant les récepteurs cutanés sont mêlés et partagent les informations, autant les voies afférentes au cerveau sont bien délimitées, avec à chaque niveau un contrôle dit « de porte » par un interneurone, et donc un autocontrôle.
Ces interneurones inhibiteurs ont un rôle capital, qu’on retrouve dans la gestion de la douleur. Ils ont la capacité de reconnaître des influx trop violents ou trop prolongés, et ils parviennent à les estomper de manière à ne pas alerter le cerveau qui a peut-être autre chose à faire que de commander une gratouille pour une petite irritation sans gravité …
Des applications d’histamine ou de substances irritantes permettent en IRM de suivre l’activité de ces différentes zones (et c’est extrêmement complexe !), également de noter que prurit et douleur ont des caractéristiques bien différentes :
- la réaction immédiate : grattage (ou mordillements pour les animaux) pour le prurit, retrait ou immobilisation pour la douleur.
- La localisation : uniquement la peau pour le prurit, tout les cors pour la douleur.
- Action de la chaleur : exacerbation pour le prurit, soulagement pour la douleur (compresses tièdes, bains chauds).
- Action du froid : soulagement pour le prurit (compresses froides), souvent exacerbation pour la douleur.
- Effets des morphiniques : exacerbation pour le prurit, soulagement pour la douleur.
- Effets des antihistaminiques : soulagement du prurit si cause en relation, mais aucun effet pour la douleur.
Le prurit, comme la douleur, peut devenir chronique (dermites atopiques), du fait d’une sensibilisation des neurones périphériques (diminution du seuil d’activation, réactivité accrue,), et le grattage qui en découle peut entraîner la production de substances inflammatoires (substance P, leucotriènes), qui elles-mêmes vont entretenir le prurit.
Le prurit : un catalogue de maladies très diverses.
Considéré comme un épiphénomène clinique, le prurit se retrouve en fait dans de nombreuses affections. La liste ci-dessous sera forcément incomplète :
- les dermatoses : psoriasis, atopie, eczéma de contact, urticaire, lichen plan, etc.
- les infections cutanées : folliculite, varicelle-zona, etc.
- les parasitoses : gale, piqures d’insectes, d’acariens, teignes, oxyurose, etc.
- les inflammations diverses : cicatrices, érythème solaire, « allergie » à l’eau, etc.
- intolérances à certains médicaments (en particulier les anti-épileptiques).
- Des troubles endocriniens, comme des dysthyroïdies, la grossesse, le diabète, etc.
- Des origines neurogènes, comme dans la sclérose en plaque, des polyneuropathies, etc.
Des traitements très aléatoires …
En médecine humaine, les solutions thérapeutiques sont très limitées. On appelle « traitement étiologique » la manière d’éviter la cause lorsqu’elle est anxiogène ou qu’elle repose sur des agents extérieurs qu’on peut gérer (allergies, alimentaires piqures d’insectes, température).
Les anti-histaminiques, traitement de rigueur depuis des lustres, ont un effet limité aux urticaires, mais dans ce domaine on peut compter sur l’effet placebo.
Les anxiolytiques (hydoxizine) et les antidépresseurs (fluoxétine) peuvent agir sur l’importance mentale accordée au prurit, et en diminuer les effets.
Des huiles essentielles savent gérer le prurit : tea tree (Melaleuca), lavande, camomille sauvage, cèdre de l’Atlas, vétiver, et très bizarrement ( ???) l’ortie commune (Urtica dioida) qui présente spécifiquement des effets anti-allergiques et anti-prurigineux.
Les homéopathes ont toute une palette de remèdes, les plus utilisés étant Urtica, Apis, Arsenicum, pour les symptômes eux-mêmes, et une pléthore d’autres remèdes pour les causes d’induction du prurit.
Plusieurs stations thermales (La Bourboule, La Roche Posay, Rochefort, Uriage, etc) offrent des cures qui permettent de diminuer les doses des médicaments à visée cutanée.
Les recherches ne sont pas très actives pour ce domaine médical considéré comme secondaire, et ce sont les animaux qui en fait bénéficient de nouveautés de plus en plus efficaces… et de plus en plus onéreuses.
Chez le vétérinaire : 20% de cas de « gratouilles ».
C’est un motif de consultation très fréquent, économiquement de première importance.
Nos compagnons sont-ils plus fragiles de leurs récepteurs cutanés ? Ou bien leur mode de vie augmente t’il leur sensibilité ?
Les causes majeures de prurit chez chiens et chats est bien identifiées, et sont tout à fait spécifiques à ces animaux : ce sont les parasites.
- essentiellement les puces, qui peuvent déterminer une gène discrète par leurs frottement au sein du pelage, ou carrément une hypersensibilité violente à l’occasion de piqures (comme un urticaire qui durerait des semaines).
- mais aussi les acariens, très présents dans moquettes et tapis, qui se nourrissent de nos squames cutanés, et qui entrainent une allergie de contact.
- mais aussi d’autres acariens, des gales, qui se développent sous la peau en creusant des galeries, d’où d’intenses démangeaisons. Cette « gale sarcoptique se transmet d’ailleurs (rarement) aux enfants, mais devient un problème de santé publique au sein des SDF qui dorment auprès de leurs chiens.
Ces prurits d’origine parasitaires, une fois diagnostiqués, sont traités au niveau de la cause, et les démangeaisons s’en arrêtent là en quelques jours.
Bien plus compliqués sont les prurits d’origine immunitaire ou pour cause d’intolérance alimentaire.
Dans ce dernier cas, il faut entièrement revoir l’alimentation, en ne proposant (régime d’éviction) que des ingrédients identifiés, sans conservateurs, et en interdisant toute friandise ou tout écart au pied de la table … et les résultats ne se font sentire qu’au bout de plusieurs semaines. C’est très contraignant.
Les animaux confinés en appartements ou dans un jardinet peuvent développer des psychoses et le léchage/grattage compulsif devient un comportement quotidien : des zones entières du pelage sont arasées, l’épiderme attaqué et surinfecté : la lésion cutanée sécrète alors ses propres facteurs prurigineux (voir plus haut) et le problème d’anxiété dérive en dermite aigue.
Dans bien des cas, le diagnostic exact est aléatoire, et l’action sur l’environnement impossible (chien qui vit avec des chats qui ramènent des puces du dehors). On utilise alors des traitements adaptés, pour soulager l’inflammation et neutraliser les facteurs prurigineux.
- les antihistaminiques sont quasiment ignorés, ils n’ont aucune action tangible.
- les corticoïdes (essentiellement la prednisolone) sont utilisés dans la grande majorité des cas : ils sont d’un coût raisonnable et agissent en quelques heures pour juguler les phénomènes inflammatoires : résorption de l’œdème, désactivation des globules blancs pyrogènes, recalibration des capillaires sanguins. Avec deux inconvénients majeurs : cette désactivation des leucocytes entraine une faiblesse immunitaire, et des bactéries locales ou non peuvent y trouver leur compte. Donc il faut souvent accompagner ce traitement (rappelons le, pour un « simple » prurit) par une prise d’antibiotiques. Second inconvénient, et non des moindres : des effets secondaires parfois dramatiques (soif intense, diabètes, syndrôme de Cushing), à long terme avec la prednisolone, parfois suite à une simple injection avec des corticoïdes plus violents.
- La cyclosporine est un immunomodulateur employé essentiellement pour éviter les rejets d’organe suite à une transplantation. Elle entraine une baisse de production de cytokines inflammatoires comme l’Il2 et la dégranulation des globules blancs (éosinophiles, mastocytes) qui entretiennent le prurit. Elle n’a que peu d’effet secondaire sur d’autres cellules que celles (globules blancs) qu’on cherche à juguler. Mais trois défauts : elle n’agit qu’au bout d’un mois de traitement (c’est long !), elle entraine une aplasie immunitaire, donc possibilité d’infection, et enfin son prix.
- L’Apoquel (ou oclacitinib) agit dans les cellules irritées en empêchant (inhibiteur de Janus Kinase) la transduction des principaux facteurs de prurit, comme les interleukines 2, 6, 13 et surtout 31. C’est donc une molécule très spécifique qui intervient peu sur l’immunité générale. Elle agit en 24 heures et a été considérée comme « la pilule miracle », avant que remontent des effets secondaires de type cystite ou infections cutanées. Quant au prix, il peut également être dissuasif.
- Le cytopoint (ou lokivetmab) est un anticorps monoclonal (encore un !) qui cible directement dans le sang et le conjonctif la cytokine Interleukine 31, qui est la substance prurigène la plus active. Le produit est utilisé par injections sous-cutanées (une injection mensuelle) et agit immédiatement sur ces Il31 circulantes, avant qu’elles n’alertent les cellules cutanées. Cet anticorps produit pas génie génétique serait à 98% identique aux anticorps des carnivores, et agirait comme une molécule naturelle.
Toutes ces nouvelles molécules sont désormais d’un usage courant pour soigner nos compagnons. Avec des coûts pour les propriétaires qui ont de quoi effrayer.
Pour un bouledogue français de 10kg (c’est une race très exposée car génétiquement atopique), le coût mensuel en cyclosporine est d’environ 110 euros pour le traitement en comprimés, 80 euros pour la forme sirop. Pour le même chien, compter 75 euros pour l’Apoquel, ou encore 90 euros pour l’injection mensuelle de Cytopoint.
Pour des chiens plus importants (les labradors de 35 kg sont souvent atopiques, eux aussi), ces prix peuvent doubler ou tripler…
Ces chiffres devraient faire réfléchir avant d’adopter des chiots de certaines races exposées et dans tous les cas devraient pousser les maîtres à surveiller l’environnement et le mode de vie des compagnons …
La démangeaison, symptôme mineur et négligé, est un signe d’alerte qu’il faut prendre en compte dès son amorce.
Jean-Yves Gauchet