Voici l’histoire d’une population de bovins retournés à l’état sauvage (processus appelé féralisation), après avoir été abandonnés sur l’île subantarctique Amsterdam, au sud de l’océan Indien, sur laquelle ils ont vécu en toute autonomie jusqu’en 2010. Et puis …

Située à 4 440 km au sud-est de Madagascar et comparable en taille à Noirmoutier, cette île est soumise à un climat océanique tempéré, balayée par des vents constants et parfois violents, et exposée à des précipitations fréquentes, notamment l’hiver. Elle est également dépourvue de points d’abreuvement permanents, ce qui la rend à première vue incompatible avec la survie d’un troupeau de bovins. La seule présence humaine y est assurée par la base scientifique Martin-de-Viviès, établie en 1949.
Depuis 2006, l’île Amsterdam fait partie de la réserve naturelle nationale des Terres australes et antarctiques françaises (TAAF), un sanctuaire de biodiversité, inscrit sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco.
D’après les documents historiques, quelques bovins y auraient été probablement abandonnés à la fin du XIXe siècle. Contre toute attente, ces animaux ont non seulement survécu mais également prospéré, leur population atteignant près de 2 000 animaux en quelques décennies. Mais d’où provenaient ces animaux, et comment ont-ils pu s’établir sur l’île et s’adapter à un environnement à première vue inhospitalier, en redevenant sauvages ? C’est l’histoire singulière de cette population bovine que nous avons retracée à partir de l’étude du matériel génétique de 18 animaux, extrait d’échantillons prélevés lors de deux campagnes d’étude remontant à 1992 et 2006.
Quand la génétique éclaire l’histoire
En analysant les différences entre les génomes de ces animaux, nous avons tout d’abord mis en évidence une diminution significative, mais brève de la taille de la population vers la fin du XIXe siècle. Ce résultat réfute l’hypothèse d’une présence plus ancienne de bovins laissés sur l’île par des navigateurs. Il confirme en revanche le scénario historique le plus consensuel, selon lequel cinq ou six bovins auraient été abandonnés sur l’île en 1871 par un fermier, nommé Heurtin, et sa famille, originaires de La Réunion. Partis avec quelques animaux pour s’installer sur l’île, la mettre en culture et entamer une activité d’élevage, ils n’y sont finalement restés que quelques mois. Ils ont été contraints de retourner à La Réunion par les conditions climatiques difficiles, les problèmes d’adaptation et l’isolement, en laissant les bovins derrière eux.

Une poignée d’animaux fondateurs a ainsi été à l’origine de la population, entraînant une forte augmentation de la consanguinité chez leurs descendants. Cette augmentation est souvent associée à une accumulation dans le génome de mutations délétères responsables de dysfonctionnements biologiques et de maladies génétiques. Mais elle peut aussi parfois permettre au contraire leur élimination, un phénomène connu sous le nom de purge. De manière surprenante, nous n’avons observé aucun de ces deux cas de figure. Les 2 000 descendants obtenus en quelques générations semblaient en effet en bonne santé. De plus, notre analyse, qui a mis en évidence une réduction modérée de la diversité génétique, n’a pas détecté d’élimination significative des mutations délétères, mettant d’autant plus en lumière la singularité de cette population.
Des origines ayant favorisé l’établissement des bovins sur l’île
La caractérisation génétique des animaux a également révélé qu’ils semblaient descendre de deux populations bovines bien distinctes de taurins européens génétiquement proches d’animaux actuels de race jersiaise (env. 75 %) et de zébus originaires de l’océan Indien (env. 25 %). Ces résultats confirment que les bovins introduits sur l’île avaient probablement été sélectionnés par Heurtin parmi les races présentes à l’époque sur l’île de La Réunion, qui comprenaient des animaux proches des jersiais actuels, susceptibles de s’être croisés avec des races locales, notamment des zébus de la région.
Cette spécificité est probablement à l’origine du succès de l’établissement de cette population dans cet environnement inhospitalier. C’est ce que révèlent nos résultats qui mettent en évidence une préadaptation de leurs ancêtres taurins européens aux conditions climatiques de l’île. Les animaux introduits n’ont, semble-t-il, pas été confrontés à un défi bioclimatique important, les conditions climatiques du berceau des bovins jersiais, l’île de Jersey (dans la Manche), étant en effet relativement proches de celles de l’île Amsterdam.

Des mécanismes adaptatifs principalement liés au système nerveux
La découverte de leurs origines nous a également permis de réfuter les hypothèses émises par certains scientifiques, selon lesquelles ces bovins auraient vu leur taille diminuer dans ce nouvel environnement pour s’adapter aux ressources limitées de l’île, un phénomène connu sous le nom de nanisme insulaire.
D’après notre étude, les animaux fondateurs de cette population étaient déjà proches d’animaux de petite taille (bovins jersiais et de l’océan Indien comme le zébu de Madagascar). De plus, notre analyse d’un panel de mutations génomiques associées à la taille n’a pas révélé de réduction de stature chez les bovins de l’île Amsterdam en comparaison avec les bovins jersiais et les zébus de Madagascar. Cela suggère la mise en œuvre d’autres mécanismes adaptatifs leur permettant d’optimiser leurs chances de survie dans cet environnement isolé.
C’est ce que corroborent les empreintes laissées par la sélection naturelle détectées dans le génome de ces animaux. Elles contiennent en effet des gènes préférentiellement impliqués dans le fonctionnement du système nerveux qui a sans doute joué un rôle primordial dans l’adaptation de ces bovins à l’environnement inhospitalier de l’île et dans le processus de féralisation.
Ces résultats sont en accord avec les modifications comportementales observées chez les bovins de l’île Amsterdam, qui ont accompagné et contribué à l’augmentation de la population sur l’île et à sa féralisation. Une organisation sociale complexe de la population, similaire à celle des bovidés sauvages, associée à l’apparition d’un comportement farouche chez ces animaux, a en effet été décrite par plusieurs observateurs. Ces derniers ont notamment identifié des groupes structurés de façon matrilinéaire, composés principalement de femelles et de mâles jeunes à subadultes, des groupes séparés géographiquement composés exclusivement de mâles adultes et/ou subadultes, et des groupes mixtes généralement formés au début de la saison de reproduction par l’incorporation de mâles adultes dans les groupes de femelles.
Notre étude a également mis en évidence l’action combinée de plusieurs gènes contrôlant les traits complexes impliqués dans la féralisation, et suggèrent que des mutations déjà présentes dans le génome des animaux fondateurs ont joué un rôle dans l’adaptation rapide (quelques générations) de la population bovine de l’île Amsterdam à la vie sauvage.
Les vaches demeuraient perçues par certains comme une menace majeure pour l’écosystème insulaire (piétinement, surpâturage) et en particulier pour deux espèces endémiques, l’arbuste Phylica arborea et l’albatros d’Amsterdam Diomedea amsterdamensis .
Cette vision a persisté malgré les efforts déployés pour limiter l’impact des bovins sur l’environnement notamment par le contrôle et la réduction du cheptel à environ 1 000 en 1988, puis 500 animaux en 1993, et par la construction de clôtures enfermant les bovins dans une zone d’environ 12 km2, située hors de la zone de présence des albatros d’Amsterdam et des phylicas. Les services écosystémiques rendus par le troupeau tels que le débroussaillement et le maintien d’une zone pare-feu autour de la base scientifique, bien connus de l’administration, n’ont pas davantage été pris en compte.
Ces rôles, jadis essentiel dans la prévention des incendies, sont malheureusement remis au premier plan en ce début d’année par l’incendie déclaré sur l’île.
L’élimination totale de la population a finalement été préférée au maintien d’une partie du troupeau accompagné de mesures de contrôle et/ou d’éradication des espèces qui menaçaient plus directement la faune et la flore endémiques telles que les rongeurs et les chats. Ces mesures ont finalement été mises en œuvre en 2024, quatorze ans plus tard, dans le cadre du projet de restauration des écosystèmes insulaires de l’océan Indien.
Cette éradication était-elle nécessaire ?
Lire l’article complet paru dans The Conversation
Auteurs
- Laurence Flori Directrice de recherche, génétique animale, UMR SELMET, Inrae
- Mathieu Gautier chercheur en génomique statistique et évolutive des populations, Inrae
- Tom Druet Research Director at F.R.S.-FNRS, Université de Liège