“Etre dans la zone”, c’est une expression américaine difficilement traduisible, qui s’est répandue dans les milieux sportifs les plus divers (tennis, cyclisme, natation, athlétisme), pour évoquer des moments au cours de l’effort où le sportif d’un seul coup trouve tout facile, évident, et peut se surpasser sans douleur avec une emprise déconcertante sur les évènements, sur les adversaires, sur les équipiers … Parfois même, ces sportifs évoquent une forme d’extase née précisément de cette perception d’invincibilité.
D’ailleurs, “la zone” possède plusieurs homonymes selon les sportifs, certains parleront de “white moment”, d’autres de “groove” (“éclate”), ou encore de “exercice high” (ivresse de l’effort).
En France, “l’état de grâce” s’applique plus volontiers au premier mois d’un président nouvellement élu, mais c’est encore ce qui caractérise le coureur qui fait jouer toutes ses potentialités.
Mais s’ils en parlent entre eux, les sportifs ont une grande réticence à se livrer sur ces instants si particuliers. D’une part, parce que des suspicions de dopages viendraient accompagner ces révélations, d’autre part parce qu’il s’agit d’impressions très intimes, voire ineffables. Enfin, comme pour les “experiencers” de la mort, parce qu’ils sont certains de ne pas être pris au sérieux.
Ceux qui en savent le plus sur le sujet, sont les entraîneurs et les coaches de ces sportifs de haut niveau. Eux avancent un autre vocabulaire, le “flow”. Une parfaite coordination entre les potentialités physiques, mentales, et le cours des évènements. Un décrochage momentané des zones du cerveau habituellement réservées au dialogue intérieur: le “cerveau intelligent”, qui raisonne sans arrêt (“tu vas te faire mal”, “on avait dit que”, ou “il est sympa, tu peux lui laisser sa chance”) est mis de coté, et c’est le cerveau reptilien (effort + plaisir) qui s’exprime à part entière. Et si le “flow”perdure au cours de l’effort, alors le sportif peut atteindre “la zone”, la félicité et le succès.
Dans “Sport et Vie” n° 122, Damien Lafont a étudié les ingrédients nécessaires pour atteindre cette “zone”. selon l’expression du golfeur Johnny Miller, “Atteindre la zone, c’est aussi complexe qu’une recette de cuisine: vous oubliez un seul ingrédient, et alors le résultat n’est pas au rendez-vous”.
– il faut déjà une concordance entre la tâche entreprise et la capacité réelle de l’exécutant. Pas de surestimation, non plus de timidité excessive.
– la motivation doit arriver au bon moment, et elle est le plus souvent du coté du challenger.
– cette motivation doit être “saine”, non polluée par des sentiments de haine ou de revanche.
– le sportif doit être en phase avec son environnement global (la rumeur du public, les encouragements des proches, le moulinement d’un pédalier).
– la concentration, cette capacité à échapper aux émotions, doit s’effectuer en continu avant , puis pendant “la zone”, sous peine de rompre le charme.
– et enfin un critère fondamental: le plaisir. L’effort intense doit déboucher sur une sensation qui sera parfois critiquée: euphorie, félicité, joie, volupté. Des termes qu’on retrouve dans les domaines de la sensualité amoureuse, dans la prise de psychotropes hallucinogènes … et dans les EMI …
Car les descriptions de “la zone” se recoupent avec celles des revenants de cette “conscience modifiée” des “experiencers”. Comme en témoigne Bob Trumpy, un joueur de Football américain: “Je jouais comme l’on marche dans un tunnel en suivant mon chemin vers la lumière. Lorsque je suis arrivé à l’autre bout, je me suis aperçu que c’était fini. Mes coéquipiers fêtaient la victoire, à ma grande surprise, je ne me souvenais d’aucune action de la partie”.
La base physiologique de ce “lâcher prise”est bien évidemment le flot d’endorphines et de cortisol qui submerge les tissus nerveux. Avec sa face sombre, qui pousse le sportif à minimiser les dangers, à sans cesse repousser la douleur. Des accidents sont au bout de cet état de surhomme, qui se recoupent avec les drames dus aux amphétamines dans les années 60.
Mais l’injection expérimentale d’endorphines ou de cortisol ne reproduit jamais cette sensation de “zone”. On revient, comme dans les EMI, à cette impossibilité de percevoir un phénomène, à partir du moment où l’on veut le mesurer: on est dans le monde quantique. De la même manière qu’on ne peut pas prononcer le mot “silence” sans briser ce qu’il représente, “la zone” échappe aussi bien aux sportifs qui voudraient se l’accaparer, qu’aux physiologistes qui voudraient la provoquer ….
Jean-Yves Gauchet