Bâtie sur un gros mensonge, la colonisation des iles Kerguelen a été une suite de déconvenues. Pour l’instant, une terre très ingrate, une sorte de micro-Islande, la géothermie en moins, le vent en plus … Avec le réchauffement à venir, les choses pourraient changer …
Quand on réfléchit un peu, on s’aperçoit que nos amis anglais, dans des zones inhospitalières visitées au XVIIIème siècle par des aventuriers de chaque camp, ont su s’installer pour de bon en Australie et au Canada, alors que les français à marine égale, occupaient les iles Kerguelen, ainsi que St Pierre et Miquelon !
Pour explications, une politique beaucoup plus suivie par les dirigeants d’Outre-Manche, un réel projet économique à l’échelle mondiale (se souvenir des « quelques arpents de neige », ce que pensait du Canada notre grand Voltaire), et des navigateurs anglais très professionnels au service d’une Navy qui n’était pas l’apanage d’une caste de nobliaux plus ou moins compétents.
Car en France, la Royale est un petit monde à part, partagé entre les officiers de Cour, qui se font attribuer titres et missions selon leur zèle versaillais, et des marins de petite noblesse souvent bretonne, qui hésitent entre une carrière administrative sous pavillon royal, mais sous les ordres des précédents, ou une aventure de corsaire bien plus passionnante, possiblement plus lucrative … mais aléatoire.
Yves-Joseph de Kerguelen-Tremarec va en fait louvoyer entre ces deux types d’aventures maritimes.
De petite noblesse et orphelin à 16 ans, il est en charge de ses trois sœurs et entre dans l’école des Gardes de la Marine de Brest. Sa formation terminée, il embarque sur divers vaisseaux et enrichit son cursus, le voilà enseigne de vaisseau et il rejoint Dunkerque.
Il y rencontre et épouse une flamande, fille d’armateur, lequel voit en lui un gendre plein de ressources : il le pousse à quitter la Marine pour devenir corsaire.
En effet, de Kerguelen va commander le Sage, un navire puissant de 56 canons et 450 hommes d’équipage, mais son parcours aux Antilles pendant la guerre de sept ans est plutôt improductif.
Rien dans les poches, mais tout dans la tête : de Kerguelen est désormais un hydrographe réputé, il rectifie en particulier la carte maritime de Bretagne : on lui propose alors de rejoindre la Royale pour des campagnes de protection des pêcheurs de morue en Islande.
Pendant 4 ans, il va écumer tout l’Atlantique Nord, faisant au passage quelques trouvailles géographiques (l’Ile Rokol lui est attribuée, bien qu’il n’y ait pas mis les pieds). Il ramène également deux ours blancs qu’il offre au roi Louis XV : un geste courtisan qui sera payant …
A cette époque, seuls deux pays ont un esprit d’exploration mondiale, la France et l’Angleterre. En Afrique et en Asie, une politique économe de comptoirs permet de se reporter plus loin. Et l’on croit fermement des deux cotés qu’il existe un continent septentrional qui a encore échappé aux recherches. Rumeurs et légendes en font une seconde Amérique.
De Kerguelen sait désormais y faire : il se fait confier une expédition très bien pourvue pour explorer le sud de l’Océan Indien, avec pour base l’Ile de France (Ile Maurice).
C’est de là qu’en 1771, il part vers le sud avec deux navires, la flûte « La Fortune », et en appoint la gabarre « le Gros Ventre ».
Quelques semaines plus tard, les navigateurs aperçoivent une terre de bonne taille, inconnue sur les cartes : ce doit être ce fameux continent recherché. Le nom est tout trouvé, ce sera « la France Australe ». Mais il faut tout du moins en prendre possession, c’est à dire y mettre pied et y déposer les preuves (un parchemin daté dans une bouteille, une plaque de cuivre gravée) de ce débarquement.
Or, ni le temps , ni le littoral ne sont de la partie. Les deux navires ont du mal à se suivre et à communiquer. De Kerguelen choisit deux officiers, Boisguéhenneuc et Rosily, pour tenter un débarquement avec un canot. Epreuve très rude, mais néanmoins réussie : ce petit équipage réussit la prise de possession, et constatent sur place la désolation ambiante : manchots, lions de mer, et terre pelée, soufflée par des vents constants.
Ils reprennent la mer et là surprise : « La Fortune » a disparu, reste « le Gros ventre » qui les recueille, et qui va chercher le navire amiral pendant plusieurs mois, jusqu’en Indonésie !
C’est que de Kerguelen n’a qu’une idée en tête, aller rendre compte au Roi de sa découverte. Il arrive à Brest en juillet 1772, et se rue à Versailles, où il est accueilli (selon La Pérouse), comme un nouveau Christophe Colomb .
Pris dans le piège de ses mensonges, de Kerguelen est obligé d’en rajouter. Il décrit une terre fertile, qu’il appellera « Iles de la Fortune », de climat tempéré, avec des populations à la peau sombre qui élèvent de gros bestiaux inconnus (les manchots et les lions marins ?), des végétations luxuriantes, et sans aucun doute un sous-sol fabuleux !
Louis XV, enthousiaste, lui accorde le grade de capitaine de vaisseau et lui confie une seconde expédition, cette fois-ci afin de fonder là-bas un établissement. Deux gros vaisseaux, Le Rolland et l’Oiseau voient leurs préparatifs accélérés car de Kerguelen n’a qu’une crainte, celle d’un retour imminent des marins qu’il a laissés au large de l’Ile …
Le départ a lieu le 26 mars 1773, dans des conditions particulières : de Kerguelen a embarqué sa jeune maîtresse de quinze ans, Jeanne Seguin qui sera vite découverte. De même que de la pacotille qu’il comptait revendre pour son compte à l’Ile de France …
En France, on apprend enfin par Rosily la vérité sur cet éden austral : un contrordre de mission part immédiatement à l’amirauté, c’est trop tard, de Kerguelen est déjà reparti de l’ile de France avec même un troisième bateau, La Dauphine …
Les voilà en vue des iles convoitées, par un temps épouvantable … On envoie néanmoins un équipage à terre, qui retrouve effectivement les traces du premier débarquement, et l’on envisage la mise en place d’un comptoir . Les colons sont là impatients …
Et là, surprise, de Kerguelen modifie brusquement sa route et file vers Madagascar … il avait en effet un plan B avec un aventurier hongrois nommé Beniowski, pour s’établir à Madagascar avec les colons et les matériels destinés aux « iles de la Fortune ». En quelque sorte, une escroquerie caractérisée …
Le retour en France est du genre piteux.
A peine à terre, de Kerguelen est arrêté et traduit en conseil de guerre pour des chefs d’accusation gravissimes : embarquement clandestin d’une femme, enrichissement personnel, interruption de mission, mensonges divers …
Destitué de tous ses grades, il en prend pour six ans de forteresse. Il y apprend que son concurrent anglais James Cook est passé derrière lui, et a effectivement débarqué dans l’archipel, qu’il a de fait renommé « iles de la désolation ! ».
Libéré en 1778, de Kerguelen repart, en course, cette fois-ci : il arme un bateau corsaire aux cotés des américains dans leur guerre d’indépendance, mais il est capturé par les anglais …relâché … et cette fois-ci ré-embauché par les révolutionnaires, au grade de contre-amiral … Ce « phoenix des mers australes », qui renait sans arrêt de ses cendres, meurt à 63 ans en 1797 …
Quelle aventure ! Et tout ça pour quoi ?
Un groupement d’iles que la France a toujours par la suite protégées (il faut dire que pas grand monde ne les a revendiquées), et que nous allons décrire maintenant.
Il s’agit d’un ensemble d’iles, dont une principale, la grande Terre, supporte un volcan le Mont Ross, de 1850 m d’altitude. Les paysages rappellent ceux de l’Islande, avec de nombreux lacs, mais un vent permanent de grande intensité.
Les montagnes supportent plusieurs glaciers, dont le plus grand (calotte Cook) s’étend actuellement sur 400 km2.
Malgré 2800 km de côtes, il y a très peu de zones abordables
Le climat est celui d’une toundra, avec une température qui se maintient en permanence entre 0° et 10°, ce qu’on rencontre également en Islande, en Patagonie, ou aux iles Malouines. Les précipitations sont fréquentes, sous forme de neige ou de pluies.
La faune d’origine était très abondante, mais spécifique : très nombreux manchots et éléphants de mer, albatros et gorfous. La richesse halieutique permanente le permettait .
C’est l’homme qui a largement modifié l’équilibre écologique de ces lieux rudes, mais fragiles. On y trouve des animaux importés et retournés à l’état sauvage, comme des rennes (environ 2000), des moutons, quantité de lapins, des rats, des chats harets et des truites.
Les chats préfèrent les oiseaux …
Introduits en 1950 pour endiguer la prolifération des rats sur l’ile, les chats s’aperçoivent vite qu’il est bien plus facile de s’attaquer aux jeunes pétrels dont les nids sont à terre, plutôt que de viser les rongeurs. D’où une multiplication féline, on met en place des safaris chat inefficaces, les greffiers sont malins. Puis la population des pétrels s’amenuisant, les chats se sont alors attaqués aux lapins qui justement, foisonnaient. Un nouvel équilibre s’est désormais installé.
Ces animaux ont eux mêmes influé sur la végétation, en particulier les lapins. Les graminées et crucifères d’origine se sont raréfiés, bousculés par plus de 70 espèces végétales récemment importées.
Les Kerguelen ont hébergé plusieurs vagues de colonisateurs qui ont cru pouvoir en exploiter des richesses, le résultat se restreint à quelques ruines … et aux proliférations d’animaux cités plus haut …
En 1913, des investisseurs français du Havre, les frères Bossières, obtiennent une concession exclusive pour exploiter les ressources marines (baleines, lions de mer) et terrestres (moutons).
Deux stations baleinières sont installées afin de fondre la graisse des prises apportées par des navires de toutes nationalités. De grosses chaudières (qui utilisent l’huile de manchot !) permettent une production importante jusqu’en 1929, où tout s’arrête: le pétrole a complètement remplacé les graisses animales pour l’éclairage. Il reste de cette activité des friches de ferrailles rouillées (photo Jacques Peignon), et encore quelques bâtiments de bois en phase de restauration.
Les mêmes Bossières achètent 3000 moutons dans les Iles Malouines pour les installer avec des bergers est un échec, dû en partie à la guerre de 14 (rapatriement de toute la population).
Une seconde tentative se met en route en 1922, avec trois bergers et des moutons d’origine française, c’est également un échec. Les moutons actuels, quasiment sauvages, semblent en voie d’extinction.
L’activité actuelle sur ces iles est essentiellement scientifique : météorologie et étude du géomagnétisme, « grandes oreilles » (voir photo) de surveillance spatiale et autres besoins …, écologie terrestre et marine. Il existe une station permanente à Port-aux-Français, où se relaient bon an mal an 60 à 100 personnes. Un navire, La Curieuse, est attaché à l’archipel et sert de support logistique aux programmes scientifiques.
Au large de l’archipel, s’étend une zone économique exclusive (ZEE) des 200 miles, dans laquelle un droit de pêche à la légine est délégué à des armateurs de toutes nationalités. Quatre navires militaires, dont le patrouilleur l’Albatros, surveillent cette gigantesque zone de pêche qui s ‘étend de Kerguelen aux iles Eparses (Crozet, st Pul et Amsterdam), dont nous reparlerons dans Effervesciences …
Angelina Viva