Lieu de tristesse et de douleur, mais également d’édification et d’apprentissage, parc de promenade en ville et musée d’art à ciel ouvert, il n’est pas aisé de définir ce qu’est vraiment un cimetière, au XIXe siècle comme de nos jours.
S’il est évidemment le lieu où l’on inhume les morts, le cimetière est aussi un espace fort ambigu, que chacun investit de significations diverses, sans parvenir toujours à les formuler clairement. En témoignent les mots d’Edmond Texier qui, dans son Tableau de Paris, décrit l’impression qui étreint le visiteur pénétrant dans un grand cimetière urbain, le cimetière du Père-Lachaise en l’occurrence :
« Quand on a franchi ses portes funèbres, où sont inscrites des paroles d’espérance, la disposition de tristesse, de dévotion et de recueillement sévère que l’on apportait cède à une impression première plutôt agréable qu’attristante. »
Lieu de tristesse et de douleur, mais également d’édification et d’apprentissage, parc de promenade en ville et musée d’art à ciel ouvert, il n’est pas aisé de définir ce qu’est vraiment un cimetière, au XIXe siècle comme de nos jours.
Les cimetières, tels qu’ils existent aujourd’hui, sont de création récente. Un décret impérial du 23 prairial an XII (12 juin 1804) fixe de nouvelles règles d’inhumation qui s’appliquent toujours, et créent les cimetières contemporains. Ce texte, complété par d’autres plus tardifs, interdit l’inhumation dans les églises, contraint les communes à déplacer leurs lieux de sépultures à l’extérieur des villes, mais ouvre également la possibilité de concéder, à ceux qui en ont les moyens, des emplacements à perpétuité dans le champ de sépulture.
Cette dernière disposition, qui n’était que secondaire dans le texte initial, connaît un succès imprévu. Au cours du XIXe siècle, une grande vague monumentale s’empare des cimetières français et des milliers de monuments, de toutes les tailles et de toutes les formes sont élevés. Cela contribue à transformer ce que l’on appelait encore « champ de repos » en une véritable « ville des morts », reflet silencieux de la ville des vivants. Car si le cimetière a ses beaux quartiers, il a aussi ses faubourgs : une ségrégation sociale et économique s’impose dans la mort comme elle existe dans la vie. Victor Hugo le dénonçait déjà vivement, accusant que « les petits, les pauvres gens, les malheureux, quoi ! on les met dans le bas, où il y a de la boue jusqu’aux genoux, dans les trous, dans l’humidité. On les met là pour qu’ils soient plus vite gâtés ! »
Michel Foucault voit en ce lieu une illustration parfaite de son concept d’hétérotopie, c’est-à-dire un « lieu autre […] en liaison avec l’ensemble de tous les emplacements de la cité, ou de la société […] ». Le cimetière concerne chacun, il assure et matérialise le lien entre morts et vivants, lien entretenu par la visite au cimetière.
Visiter les morts
Dès le début du XIXe siècle, il apparaît que le cimetière doit devenir un lieu où l’on vient certes visiter « ses » morts, mais où l’on peut aussi rencontrer les « grands hommes » et apprendre d’eux. De lieu de répugnance et d’abandon, le cimetière devient un lieu de promenade ouvert au public, visité par les vivants, source d’inspiration et d’émotions, propice à l’édification et à la méditation. Cela explique le développement d’un véritable « tourisme funéraire », au cours du siècle, qui se traduit par la publication de nombreux plans et guides, et même par l’édition de cartes postales des tombeaux remarquables.
Les artistes viennent chercher entre les murs du cimetière l’inspiration et méditent sur la condition humaine. Ainsi, à la fin du siècle, Émile Zola écrit-il :
« J’ai suivi lentement les allées du Père-Lachaise. Quel silence frissonnant, quelles senteurs pénétrantes, quels souffles tièdes, venus on ne sait d’où, comme des haleines caressantes de femmes qu’on ne voit pas ! On sent que tout un peuple dort dans cette terre émue et douloureuse sous le pied du promeneur. Il s’échappe de chaque arbuste des massifs, de chaque fente des dalles, une respiration régulière et douce comme celle d’un enfant, qui se traîne au ras du sol, avec toute la paix du dernier sommeil. »
Loin d’être un lieu de tristesse perpétuelle, le cimetière devient donc le lieu de rêverie, de repos et de promenade. Un vieillard lisant chaque jour au Père-Lachaise, interrogé par Louis Loire sur le choix de ce lieu, lui répond même que « c’est l’endroit le plus gai du quartier ».
C’est aussi l’espace de toutes les démonstrations : architectures remarquables, signées des plus grands noms du XIXe siècle, statuaire exubérante, épitaphes envolées. Si certains critiques et théoriciens y voient « les caprices des vanités les plus vulgaires », ces monuments surprenants font le succès de ces lieux hors du commun et hors du temps.
Entre parc et musée, le cimetière aujourd’hui
Le deuil, qui ponctue chaque existence, conduit quasi-systématiquement au cimetière. Mais nombreux sont également celles et ceux qui y pénètrent sans tristesse. Si la dimension éducative et morale du cimetière, telle qu’elle existait au XIXe siècle, a sans doute disparu, l’attrait des personnalités qui y sont inhumées est, lui, bien réel. Les visiteurs du cimetière Montmartre veulent voir la sépulture de Dalida, ceux du cimetière Montparnasse se recueillent sur la tombe de Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir. Au cimetière du Père-Lachaise, les curieux cherchent Edith Piaf, Jim Morrison, barricadé derrière des grilles pour éviter les excès, ou Oscar Wilde, dont le monument a dû être protégé par des parois de verre.
D’autres font une simple promenade de santé, dans ces espaces qui sont aussi d’immenses parcs – le Père-Lachaise fait 44 hectares, en plein Paris… – et deviennent parfois de véritables conservatoires de la faune urbaine. Les renardeaux du Père-Lachaise, photographiés par Benoît Gallot, le conservateur du cimetière, l’ont démontré ! Il est en revanche hors de question de pratiquer un certain nombre d’activités, explicitement proscrites : « activités sportives telles que le jogging » ou des « activités ludiques (jeux de piste, chasse au trésor, escape games, etc.) ». Le cimetière n’est donc pas un parc public comme les autres…
Enfin, aujourd’hui encore, les cimetières sont les plus grands musées de sculpture du XIXe siècle, ouverts librement à tous, chaque jour de l’année. Ils regorgent d’œuvres remarquables, touchantes, parfois franchement surprenantes. Témoignages émouvants d’un passé disparu, ils nous conduisent à questionner notre propre rapport à la mort puisque, comme l’écrit Roland Recht, reprenant une idée du philosophe Johann Gottfried von Herder :
« Il s’établit entre la sculpture et le spectateur une sorte de dialogue muet, par le truchement duquel celui-ci va à la rencontre de son propre idéal. »
Cet article a été rédigé par Eric Sergeant, dans le cadre d’une thèse en Histoire de l’art (Université Lumière de Lyon 2), et publié sur le site Conversation.