Alors que les champignons ont une place centrale dans la cuisine et les pharmacopées asiatiques, ils sont au mieux ignorés, sinon dénigrés en Europe et par l’Eglise, et par la médecine encore sous la théorie des humeurs.
A l’époque médiévale, les champignons poussent en grande quantité dans les forêts et dans les champs ; paradoxalement ils sont très peu présents dans les ouvrages encyclopédiques. Quelques articles leur sont consacrés, classés parmi les herbes, surtout pour insister sur leur dangerosité. Il est bien fait allusion à quelques espèces comestibles, comme le bolet ou la truffe, mais très rapidement. Le règne fongique semble être rejeté d’un seul bloc par la mentalité médiévale. Pourquoi le champignon médiéval a-t-il une si mauvaise réputation ?
Une suspicion héritée de l’Antiquité
Le savoir médiéval s’appuie sur les sources antiques. Pline l’Ancien, avec sa somme encyclopédique Historia naturalis, fait autorité pour la description de la nature. Quand il aborde les champignons, c’est surtout pour insister sur leur nocivité (livre XXII, chapitre 47) : il prend pour exemple l’empoisonnement de l’empereur Claude par son épouse Agrippine à l’aide d’un bolet vénéneux. Pline reconnaît cependant que tous les champignons ne sont pas dangereux mais il ne voit pas l’intérêt de consommer un aliment aussi suspect. L’encyclopédisme médiéval hérite donc d’une forte suspicion vis-à-vis des champignons.
Un axe ciel-terre
La religion chrétienne, qui influence tous les domaines de la pensée médiévale, va encore alourdir le lourd passif du champignon. L’ensemble des créatures sont classées selon un ordre hiérarchique, organisé autour de l’axe ciel-terre : plus les créatures sont proches du ciel, donc symboliquement du domaine divin, plus elles sont valorisées ; à l’inverse, plus les créatures sont proches de la terre, plus elles sont perçues comme négatives.
Par conséquent les champignons, qui poussent au ras du sol, se retrouvent au plus bas de cette hiérarchie – c’est encore pire pour la truffe, qui pousse directement dans la terre. Les champignons émaneraient directement de la terre : Hildegarde de Bingen, dans son encyclopédie Physice, développe une pharmacopée en partie validée par la postérité. Dans son Livre I, sur les plantes, elle consacre un long article aux champignons, qu’elle compare à l’écume et à la sueur de la terre (CLXXII, De fungis).
Cette échelle des êtres est utilisée pour régir l’alimentation des nobles, qui ne doivent pas consommer ce qui pousse trop près de la terre : ces aliments sont considérés comme indignes de leur rang social. Dans le Mesnagier de Paris, ouvrage d’intendance domestique du XVe siècle, une seule recette mentionne des champignons, et il s’agit d’un pâté (Livre II, chapitre V).
Cette classification symbolique échappe bien sûr à la grande majorité de la population : les paysans consommaient les champignons, source alimentaire abondante et gratuite, comme les fruits et les baies qu’ils trouvaient dans les bois.
La théorie des humeurs
Les champignons souffrent également d’une mauvaise réputation au regard de la théorie médicale qui prévaut depuis Hippocrate : la théorie des humeurs. Selon cette théorie, le corps humain serait parcouru par quatre fluides, [quatre humeurs dont l’équilibre permet de rester en bonne santé]. Ces humeurs sont composées de quatre qualités, qui vont par paire : chaud, froid, sec et humide.
Ces qualités se retrouvent dans les espèces végétales, selon des degrés d’intensité qui vont de 1 à 4. Dans cette classification, le champignon est froid et humide au 3e degré (au 4e degré dans certains textes). Voici ce qu’en dit Le grant herbier En francoys, au XVIe siècle :
« Ilz sont frois et moites au tiers degré. Et ce est monstré par la violence qu’ilz ont et moiteur aussi. Il en est de deux manieres car les ungz sont mortelz et font mourir ceulx qui les menguent, les autres ne le sont pas. »
Les champignons sont classés en deux groupes : les mortels et les autres, mais les seconds sont indigestes et rendent malades.
Une seule espèce semble vraiment bénéfique : l’agaric (l’amadou, classé comme chaud et sec), qui pousse sur le tronc des arbres, et donc loin du sol. Dans les articles qui lui sont consacrés, l’agaric est doté de vertus médicinales, notamment hémostatiques. L’agaric n’est pas mentionné dans les articles sur les champignons, comme pour ne pas le dévaloriser.
Les herbiers médiévaux
Les champignons sont présentés globalement comme si c’était une espèce aux caractéristiques uniques et homogènes. Cette absence de distinction entre les champignons se retrouve au niveau de l’iconographie : dans ces herbiers, la gravure représente toujours quelques champignons type bolet, avec pied et chapeau. Tout se passe comme si l’encyclopédiste médiéval ne s’intéressait pas du tout au champignon : il ne cherche pas à distinguer les différentes variétés, ni dans les textes ni dans les illustrations. Le règne fongique, trop lié à la terre, ne semblait pas digne d’intérêt, d’autant plus que les textes insistent sur sa dangerosité.
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Premier livre d’histoire naturelle à être imprimé, Le Jardin de Santé de Jehan de Cuba est une somme encyclopédique ; la première partie, consacrée aux herbes et autres choses à usage médicinal, propose seulement trois articles sur les champignons : l’un sur les champignons en général (fungus), l’autre sur l’agaric (agaricus), le dernier sur la truffe (tubera). Le Moyen Âge, qui utilise l’étymologie plus ou moins fantaisiste comme clé de compréhension du monde, voit dans ce mot latin fungus une indication du caractère mortel des champignons : fungi viendrait de defuncti, qui signifie « défunts ».
Le Jardin de Santé énumère les maux engendrés par l’ingestion des champignons vénéneux :
« D’iceulx sont espèces mauvaises et mortiferes. Et ay veu homme qui a souffert par iceulx anxieté et angoisse de l’alainer et coartation et sincope, c’est-à-dire pasmoison et aussi douleur froide. […] Certes a celluy qui mangue champignons luy advient passion, colique et suffocation. »
Les textes conseillent de faire cuire les champignons, du moins les comestibles, pour en faciliter la digestion. En cas d’ingestion de champignon vénéneux, il faut prendre un antidote – Le Grand Herbier, monument botanique de la fin du Moyen Âge, donne plusieurs recettes à base d’herbes et d’épices.
Avec ce rapide parcours dans l’univers des champignons médiévaux (champ de recherche qui reste encore à défricher), il apparaît que la médecine traditionnelle occidentale n’utilise pas les champignons, considérés comme toxiques (à l’exception de l’agaric).
Cette aversion se retrouve dans la gastronomie médiévale. La mauvaise réputation du champignon tient, nous l’avons vu, à des éléments culturels. En effet, la médecine traditionnelle orientale, et notamment chinoise, valorise au contraire les champignons dans sa pharmacopée (mycothérapie).
C’est bien ici la culture qui impose le rapport à la nature. Ce rapport des peuples aux champignons a été étudié par l’ethnologie, plus exactement par l’ethnomycologie dont Claude Levi-Strauss rappelle les fondements : les peuples se classent en deux catégories dans leur rapport aux champignons, les mycophobes et les mycophiles. Les mycophobes n’éprouvent au mieux aucun intérêt pour les champignons, et vont jusqu’à les détester ; les mycophiles les intègrent tout naturellement dans leur univers culturel et culinaire. Tout semble montrer que le Moyen Âge occidental a été mycophobe dans ses ouvrages encyclopédiques jusqu’à la Renaissance, où le changement des mentalités permit de redécouvrir le champignon, ce mal-aimé des forêts.
Source: The Conversation
Auteur:Valérie Gontero-Lauze
Maître de conférences en langue et littérature du Moyen Age, Aix-Marseille Université (AMU)