Les vins actuels consommés à table (de cépage ou d’assemblage, entre 12 et 14,5°), sont bien différents des vins d’autrefois, des piquettes de 8 ou 9°, très acides et donc souvent coupés d’eau, ou à l’inverse chargés en miel, épices (cannelle, gingembre) et diverses substances (musc, piments, ambre), l’hypocras étant la recette la plus renommée. Boisson hygiénique, boisson enjôleuse, également boisson guérisseuse …
La formulation du vin a été trouvée vraisemblablement en Assyrie, puis affinée en Egypte il y a 7000 ans. Déja assimilée au « sang de la Terre », c’est une boisson réservée aux privilégiés ou aux rites funéraires.
On l’utilise médicalement comme analgésique et antiseptique pour les blessures (vin + miel + coriandre + natron) et les pathologies gynécologiques.
Mais ce sont les Grecs qui mettent au point les méthodes de culture (sélection des plants, greffage, taille des surgeons) et de fermentations dirigées qui améliorent sensiblement le produit. Et le vin devient un produit d’exportation qui enrichit ses fournisseurs.
Les Dieux sont de la partie, en particulier tous ceux qui ont un rôle médical. Le relais sur terre est pris par Hippocrate, pour qui le vin permet par un savant dosage de maintenir l’équilibre des quatre éléments, le sec et l’humide, le froid et le chaud.
Au delà de la théorie, la pratique : le vin (eau + alcool) est un excellent solvant pour introduire mille remèdes dans l’organisme.
En traumatologie, le vin est régulièrement utilisé comme désinfectant, antihémorragique et cicatrisant. Sur le champ de bataille, actes chirurgicaux se font sous analgésie éthylique, on ne fera pas mieux jusqu’à l’invention du chloroforme …
Les mêmes recettes sont utilisées en gynécologie et en obstétrique.
Les prostituées, en particulier, se servaient de tampons de laine imbibés de vin parfumé aux aromates, contraceptifs et désinfectants à la fois. A t’on fait mieux depuis ?
Le vin tiède est préconisé comme purifiant de la bouche.
Le vin blanc est considéré comme un médicament diurétique et désinfectant urinaire, il est alors souvent coupé d’eau de mer et de tisanes diverses.
Les troubles intestinaux (douleurs, diahrées) sont traitées au vin rouge étendu d’eau de mer et de tisanes aromatiques. Les hémorroïdes sont soignés par bains de siège dans du vin rouge chargé en tannins (noix de galle).
Pendant ce temps, en Palestine …
La Bible n’est pas avare en descriptions d’usages divers du vin. La vigne pousse naturellement en Palestine et alentours, c’est d’ailleurs un argument de Moïse pour entrainer ses troupes … Le vin est tout à la fois sédatif et neuroleptique (« donnez de vin à celui qui a l’amertume dans l’âme » – Proverbes), revigorant du corps, et désinfectant majeur. C’est du vin rouge qui est aspergé sur les plaies de circoncision, pour leur effet hémostatique et antiseptique.
Et Rome prend le relais …
Si Bacchus remplace Dionysos au panthéon des guérisseurs, il préconise les mêmes utilisations médicales du vin. Et les savants de Rome de préciser : « Le vin est à lui seul un remède, il nourrit le sang de l’homme, réjouit l’estomac et amortit chagrins et soucis »- Pline l’Ancien, Histoire naturelles).
La taverne est un lieu de plaisirs, mais aussi de soins grâce à des élixirs obtenus par macération dans du vin de dizaines de plantes, les plus utilisées étant la gentiane, la sarriette, le roseau, la rue, et la myrrhe.
C’est Galien, d’origine grecque, et grand anatomiste, qui met en place des protocoles « galéniques » adaptés à toutes sortes de pathologies, avec un soin particulier dans le choix des vins, puisqu’il distingue les vins selon leur couleur, leur goût (doux, sec, ou piquant), leur consistance (aqueuse ou épaisse), leur bouquet et leur force en alcool. L’œnologie gustative commence avec Galien.
Lequel est également passionné de toxicologie, il expérimente diverses formules pour combattre les empoisonnements divers (la cigue, les morsures de serpents), ce qui l’amène à des isothérapies avant l’heure : contre une morsure de chien enragé, on place des poils du chien dans du vin, pour les envenimations, on met des vipères en flacons : c’est l’invention de la thériaque.
Les Gaulois inventent le tonneau
Forestiers plus que viticulteurs, les gaulois s’inspirent des méthodes romaines et deviennent de gros consommateurs de vins méditerranéens. Mais pour la conservation de vins nordiques peu alcoolisés, ils utilisent leur invention nouvelle, le tonneau de chêne qui de surcroît enrichit le contenu en tanins.
Les druides, très au fait de l’usage des plantes, utilisent le vin comme solvant et conservateur de concert avec l’hydromel, pour une phytothérapie dont nous n’avons pas de traces, puisqu’ils n’écrivaient pas …
Restrictions coraniques
Les médecins arabes, récipiendaires des savoirs médicaux grecs et hébreux, et de surcroît excellent chimistes (ils inventent l’alambic et par là même l’alcool : al-kohol) sont pris de court par l’application stricte des textes sacrés musulmans, même si une marge d’interprétation subsiste. Certaines sourates invitent à ne pas prier en état d’ébriété, d’autres admettent les soins médicaux alcoolisés mais pour les patients proches de leur décès (effets de soulagement).
Si le vin est une promesse pour l’au-delà, les misères sur terre obligent les médecins arabes à utiliser d’autres remèdes, et c’est tant mieux pour la phytothérapie, l’aromathérapie et l’utilisation des produits de la ruche.
Et les moines se firent viticulteurs …
Après les siècles obscurs, le retour des grands voyageurs en Orient permet un foisonnement de concepts nouveaux, en particulier dans le domaine médical.
Les sciences arabes s’adaptent au contexte européen, via les nouvelles universités (Padoue, Montpellier) où se forment les premiers vrais médecins.
Le vin prend alors un tournant important : il devient un aliment quotidien, destiné à assaisonner et enrichir l’ensemble des recettes. Le plus souvent sous forme de verjus (vin très jeune), mais aussi selon des préparations très élaborées, voire secrètes, mêlant végétaux, tissus animaux, avec les premiers corps chimiques purs obtenus par les alchimistes.
Les techniques viticoles sont développées par les ecclésiastiques, en particulier les moines durs au labeur, bon commerçants, et propriétaires des meilleures terres : un certain Don Perignon n’est pas pour rien dans ces avancées œnologiques.
Les années lumières : du vin-plaisir au vin-remède
Le retour aux textes antiques remet à l’honneur les plaisirs épicuriens qui n’ont plus à se cacher. Le médecin Rabelais, par ailleurs moinillon franciscain, prône un hédonisme très imbibé, mais argumenté de considérations scientifiques.
D’autant que d’Amérique proviennent de nouveaux remèdes qu’on prend avec plaisir : le chocolat, le tabac et le quinquina.
Ce dernier, authentifié par les jésuites et auréolé par la guérison du Roi Charles II d’Angleterre, puis du Dauphin de France, devient LE remède majeur en cas de fièvres dont on ne connaît toujours pas l’origine. Très amer, le quinquina se prend dans du vin qu’on va sucrer et alcooliser tant et plus.
On s’intéresse toujours plus aux plantes à macérer, et les apothicaires s’affirment comme des herboristes compétents. Ils consignent leurs formules dans un codex qui impose désormais traçabilité et respect des doses : on peut parler désormais de médicaments.
Ainsi les marins aux longs trajets, emportent leur infirmerie sous forme de barriques remplies de vin aromatique, amer des différents ingrédients infusés comme l’indispensable quinquina, mais aussi l’absinthe, le genièvre, ou pour le scorbut le raifort, le cresson, le pourpier et le fumeterre …
Mais le vin par lui-même acquiert le statut de remède majeur, prescrit par des médecins qui souvent prêchent pour leur terroir.
Les souverains ne dérogent pas à cet engouement. Ainsi le goutteux Roi-Soleil soigné sans succès au vin blanc, se voit prescrire par Fagon du Nuits St Georges coupé d’eau, laquelle reste inefficace sur la goutte, mais soulage pour de bon une certaine fistule royale mal placée.
Les saignées abondantes et répétées n’étaient sans doute pas pour rien dans les succès des remèdes bacchiques: les patients anémiés et déshydratés par les ponctions veineuses, ne pouvaient que bien réagir en profitant du volume hydrique, d’une aide à la digestion, d’un réconfort moral ainsi que de tous ces apports micro-alimentaires qui rétablissent les fonctions défaillantes.
Avec la Révolution, les vignes changent de main …
La plus grande partie du vignoble, gérée par l’Eglise, est mise à l’encan et reprise par des bourgeois et des paysans aisés, avec d’autres objectifs et d’autres moyens.
Les chimistes s’en mêlent, comme Chaptal, ministre du Consulat. On sait désormais moduler les fermentations, accentuer tel ou tel caractère, on peut désormais parler d’œnologie, de science des vins.
Pour autant, la médecine par le vin reste dans les traces des siècles précédents. Les praticiens prestigieux comme Laennec, Adelon, Villard, Larrey, utilisent le vin comme antiseptique local, désinfectant intérieur, remontant général :
Le choléra, maladie des surpopulations citadines, est traité par « éthylothérapie » à forte dose (Potion de Todd comprenant du vin rouge et des sirops de zestes d’oranges et de cannelle), mais on préconise surtout de s’épancher au vin plutôt qu’à l’eau (Rambuteau). Idem pour la thyphoïde, même traitement pour le thyphus.
Le vin est donc reconnu comme un aliment salutaire (à l’inverse de l’eau) dont il faut étendre la consommation. Quitte à en excuser les excès, puisqu’au total, il vous sauve la vie …
Dans les régions sans vignobles (Bretagne, Normandie), c’est le cidre et des mixtures diverses qui remplacent le vin. Plus chargées en alcool, et sans les polyphénols thérapeutiques, ces breuvages entrainent surtout un éthylisme étendu à toutes les populations.
Les femmes sont soignées au vin dans toutes leurs affections : aménorrhée par des vins amers, désinfection des organes et du nouveau né, rétablissement de la mère (« chabrot » de bouillon riche avec du vin vieux), remise en place de prolapsus utérins (vins blancs vinaigrés au quinquina, dont l’astringence fait des merveilles …).
Le bébé lui-même est baigné dans un vin allongé et tiédi, en insistant sur le cordon avec du sucre candi…
Pour les organismes vieillissants, il est prescrit des vins de garde et des élixirs dont les marques commerciales commencent à foisonner : l’apothicaire perd son monopole des préparations, les industriels prennent le relais. En 1840, on compte 1650 vins médicinaux !
Phylloxéra et pharmacie conquérante : le long déclin du vin
Malgré les travaux de Pasteur, qui démontrent les qualités hygiéniques du vin versus l’eau corrompue, les temps s’annoncent difficiles pour les viticulteurs.
En effet, les pucerons du phylloxéra mettent à mal le vignoble à partir des années 1870, et des succédanés de vins, souvent toxiques, sont vendus sous le manteau. Et la religion s’en mèle, les curés en chaire pourfendent l’ivrognerie du bas peuple, qui mène à la misère, à la tuberculose … et aux combats syndicaux …
Un mouvement mondial dit « hygiéniste » se met en route, sans différencier le vin des alcools de distillation ; il installe des prohibitions totalitaires qui vont immédiatement induire des produits de contrebandes ou des « fabrications maison », avec des effets de santé désastreux.
En France, quelques médecins s’accrochent (Dr Eylau, Portmann, Dougnac) pour proposer encore une « vinothérapie » comme parade à l’alcoolisme : ils opposent la France du sud, vinophile et bien portante, à la France du Nord, alcoolique et valétudinaire …
On commence à revoir la chimie du vin, à mettre en valeur ses constituants, avec les mêmes arguments que les biochimistes de l’industrie pharmaceutique…
Et les études épidémiologiques en font foi, il est temps de mettre en avant le French Paradox.
Vin rouge et santé : le french paradox
On avait mis en avant les qualités diététiques d’un régime pauvre, le régime crétois : pain complet, huile d’olive, poissons, fruits et vin rouge, le tout en basses calories. Ce régime « faisait » des centenaires.
Et puis on s’est attaché aux centenaires du Sud-Ouest de la France, cette fois ci un régime pas pauvre du tout. En particulier viandes et abats de volailles à profusion, bourrées de cholestérol. Mais dans les verres, des vins rouges tanniques plutôt que de l’eau ou de la bière.
La protection supposée est essentiellement cardio-vasculaire et touche plutôt les hommes.
Des études internationales voient alors le jour, dont cette étude danoise de Morten Gronbaeck, en 1995, commanditée par leur ministère de la santé, et qui fait apparaître que trois à cinq verres de vin rouge quotidiens permettent diminution de moitié des problèmes cardio-vasculaires (infarctus, AVC). Au delà, d’autres ennuis prennent le dessus.
Alors on a cherché dans ce vin rouge, et l’on a trouvé … les polyphénols.
Ces composés très divers proviennent de l’arrangement toujours plus complexe d’un alcool à la molécule cyclique, le phénol.
On les trouve chez les végétaux, en particulier dans l’hypoderme des fruits, dans les écorces, et dans certaines feuilles. En fait, au niveau des interfaces où la plante est agressée par des insectes, ou par divers prédateurs. D’où cette idée : ces substances sont là en place pour défendre la plante, et nous en profitons nous aussi …
Les polyphénols comprennent :
- les flavonoïdes, chez qui on trouvera les catéchines, molécules qui peuvent être simples catéchine du vin, mais également du thé ou du cacao), ou bien se polymériser pour donner les tannins. Egalement parmi les flavonoïdes, les anthocyanes de type malvidine ou delphinidine, les plus récemment analysés.
- Les non flavonoïdes, qui comprennent essentiellement le resvératrol et ses dérivés, ainsi que les acides gallique et caféique.
Il serait fastidieux de détailler molécule par molécule les milliers de travaux d’ailleurs très récents et non définitifs, mais la sentence est sans appel : le vin rouge est un alicament de grande valeur, actif à partir de deux verres par jour, mais multiplement délétère au delà d’un seuil très mal défini (poids, sexe, profession, âge, pathologies connexes).
On sait désormais que ces polyphénols sont capables de se recycler pour demeurer actifs. Et leur activité a besoin de l’alcool comme solvant et facilitateur chimique (le vin agit nettement mieux que le jus de raisin, par exemple).
L’action antioxydante : ils agissent en inhibant la peroxydation des tissus graisseux, ou du LDL plasmtique (effet anti-athérome). De ce fait, ils protègent efficacement les vaisseaux et augmentent la résistance des capillaires en diminuant leur perméabilité. L’organisme est moins sujet aux oedèmes, bénéficie d’une bonne résorption lymphatique. Au niveau du système nerveux, les polyphénols protègent efficacement les neurones en état d’inflammation et (l’alcool aidant) le vin rouge s’affirme comme un puissant remède contre les maladies de mémoire et les démences séniles. Selon les doses, bien entendu …
Les polyphénols , agissant sur l’angiotensine, permettent de réguler la tension artérielle.
Ils freinent la production d’histamine, en particulier chez les allergiques.
Une protection contre le cancer est souvent évoquée, pas formellement démontrée. Mais le pouvoir antioxydant très réel, et protecteur (tannins) de la muqueuse intestinale, l’anxiolyse concomitante due à l’éthanol, sont d’un sérieux secours pour lutter contre ces maladies.
Jean-Yves Gauchet
Articles précédents: (1) le vin et la santé, (2) le vin et notre métabolisme
ADDENDUM: UNE CURIOSITÉ, LA VINOTHÉRAPIE PAR LE COLON
C’est une voie thérapeutique qui s’est perdue et c’est bien dommage, car le rectum est un organe très bien irrigué et riche en effecteurs immunitaires. Actuellement, seules les injections de valium aux bébés en tétanie sont de pratique courante.
Et pourtant !
Les médecins de l’Egypte ancienne au sobriquet de « bergers de l’anus » (cf Marc Lagrange) utilisaient avec succès diverses sortes de clystères ou de sarbacanes afin d’injecter les remèdes par une voie où ils seront retenus et absorbés. Leur phytothérapie (tisanes, miel et élixirs de vins) était tout à fait adaptée à ce mode de soins. On utilisait une première potion à visée d ‘évacuation du colon, puis on introduisait le remède lui-même, qui était laissé en place le temps nécessaire.
Les grecs, puis les apothicaires occidentaux, ont suivi la méthode sans l’améliorer.
La « porte de derrière » a acquis un regain d’usage au XIXème siècle, et particulièrement en France. On trouve encore dans nos greniers ou chez le broc du coin ces fontaines, clystères ou « soi-mêmes » en étain sur les quels on se mettait à cheval pour s’injecter la potion prescrite par le médecin.
Les lavements de vin tiède traitent les problèmes de proctologie, mais aussi les maladies générales comme la tuberculose, le paludisme, la siphylis ou le cancer. Autant de maladies qui entrainent des vomissements, la voie d’introduction « basse » étant de toute évidence.
Détail d’actualité : le rectum est désormais une voie privilégiée pour des amateurs de « cuite rapide et intense », c’est plutôt une vodka allongée qui sert de breuvage ( !?).