Depuis toujours considérée comme un domaine spatio-temporel plein d’écueils, réservé à des activités douteuses, voire maléfiques, la nuit est désormais un continent vierge à coloniser pour toutes sortes d’activités économiques, qui se développent sans tenir compte de réalités biologiques primordiales.
Quand la nuit se « diurnise »
Avec les facilités de l’éclairage public, des transports urbains, la recherche de productivité économique (une activité sera d’autant plus rentable qu’elle fonctionne jour et nuit), la globalisation planétaire (même la nuit, on se connecte sur des activités diurnes à l’autre bout de la terre), le développement du « loisir-rencontre » tant culturel que personnel, (je veux tout et tout de suite, même la nuit ), l’homme échappe peu à peu à ses rythmes naturels pour créer une bulle nocturne de plus en plus intense, et dans les horaires, et dans les activités.
L’économie, jusqu’ici diurne, s’est mise en route pour coloniser l’espace-nuit, le front avance dans le temps (voir simplement l’évolution des programmes de télévision) et dans l’espace, avec désormais des quartiers entiers d’une ville entièrement dévolus aux activités nocturnes, avec un « mitage » insidieux de zones « nocdiurnes » comme existent les mitages « rurbains ».
De nombreuses activités décalent leurs horaires vers le soir, avec une multiplication des « nocturnes », des marchés de nuit, ou des « nuits à thèmes ».
Les infrastructures sociales se doivent de suivre le mouvement, avec des transports urbains toujours plus appropriés aux horaires noctambules, des crêches de nuit, toutes sortes de « SOS/24/24 » s’installent et inventent des métiers nouveaux.
La législation elle-même évolue : depuis 2000, les femmes peuvent travailler la nuit, et des quartiers touristiques toujours plus étendus ont le privilège de pouvoir accueillir la clientèle très tard dans la nuit.
Et l’homme, dans tout ça ? Ses rythmes (voir plus loin) en prennent un sacré coup. Aujourd’hui, les français s’endorment en moyenne à 23 heures, contre 21 heures il y a cinquante ans. Merci la télé …
En ville, la nuit s’installe sans qu’on ait vu le soleil se coucher, et au matin, le jour se lève sans qu’on ait entendu le coq chanter… La nuit naturelle a laissé la place à une nuit « règlementaire » balisée par des lois, des codes, pas forcément en phase avec nos fonctionnements biologiques.
La « vraie nuit » est en danger …
C’est en 1992 que l’Unesco a déclaré comme « patrimoine mondial de l’humanité » le ciel nocturne.
En quoi consiste cette valeur de la nuit ? Uniquement pour faciliter la vie des astronomes, qui se voient éblouis dans leurs travaux par le parasitage lumineux des lueurs citadines (et désormais étendues à tout le territoire) ?
L’Unesco voyait plus loin, et son énoncé liminaire en fait état : « Attendu que l’alternance du jour et de la nuit règle depuis un milliard d’années la vie animale et végétale sur la planète Terre… ».
Car non, ce ne sont pas les astronomes qu’on a voulu protéger, mais bien toute une entité à la fois mystique, historique, philosophique et culturelle, et également biologique, voire médicale. Des valeurs partagées depuis des siècles et des siècles.
La Nuit est une déesse, proche de la mort et des ténèbres
Chaque civilisation a sa mythologie, mais on s’aperçoit de correspondances systématiques quant aux mythes majeurs (ciel, terre, soleil, nuit, lune, etc).
Ainsi, la nuit est essentiellement sous une emprise féminine, avec des influences permanentes de déités sinistres.
Prenons Nout, la déesse égyptienne de la nuit.
Cette déesse du ciel joue également le rôle de voute céleste : c’est elle qui accueille et supporte les étoiles et les astres.
C’est elle qui a enfanté Rê, le soleil, qu’elle avale chaque soir pour le remettre au monde à chaque aube.
La déesse Nout nous montre ainsi que la nuit est propice à la conception et au renouveau vital de tout être vivant.
Renouveau vital, mais aussi renouveau funèbre, car Nout s’occupe également des morts à qui elle fait traverser le fleuve des Ténêbres afin d’atteindre une seconde vie dans les cieux.
Dans la mythologie grecque (suivie fidèlement dans l’empire romain), la déesse dédiée issue du Chaos sera Nyx, qui elle même donnera naissance à Ouranos (le ciel) et Gaïa (la terre), et à travers eux à tous les êtres vivants, en particulier les hommes. En « seconde noces », elle accouchera d’Hypnos (le sommeil), de Thanatos (la mort), de Kerr (la punition), et de bien d’autres divinités qui s’activent durant la nuit.
Pour les religions monothéistes, ce ne sont pas les cataclysmes primordiaux (le Chaos des mythologies, le Big bang pour la Science) qui ont crée l’Univers, puis les dieux, et enfin l’homme, mais le contraire : c’est un Dieu unique, particulièrement pointilleux et exclusif, qui a créé les éléments minéraux (le ciel, l’eau, la terre), puis le vivant avec une attention particulière pour les hommes.
Les textes fondateurs de ces religions ont écarté toute émergence de dieux secondaires, et encore moins de déesses. Mais les ecclésiastiques de terrain ont dû composer avec les manifestations de créatures surnaturelles comme les trolls nordiques, les elfes et lutins anglo-saxons, les djinns du Levant ou les succubes ou autres sorcières de tous folklores… Autant de personnages le plus souvent nocturnes, à minima moqueurs ou turbulents, mais le plus souvent malveillants et pernicieux.
Les rites chamaniques s’exercent essentiellement la nuit, à l’écart de l’activité sociale du groupe : le chamane prend sur lui (avec l’aide de substances psychotropes partagées (iboga, alcool) ou non) de réunir ses adeptes avec des entités surnaturelles qui sont le ciment du groupe. Pour rejoindre les ancêtres, il faut frôler la mort, la braver et ceci ne peut pas se produire le jour, trop emprunt de convenances sociales.
Ces rites africains se sont poursuivis dans les colonies américaines au sein des populations issues de l’esclavage : des religions comme la macumba ou le candomblé soumettent leurs pratiquant(e)s à une double identité : il faut être chrétien le jour, avec prénom et attitude chrétiennes, mais quand la nuit s’installe, chacun retrouve son identité africaine : sous l’influence de psychotropes puissants (tétrodotoxine des poissons toxiques, atropine de la belladone, mais aussi rhum blanc à 90°…), les adeptes se retrouvent en transes pour rejoindre leurs ancêtres du continent d’en face.
La nuit est alors un espace de liberté, une liberté dangereuse et confinée à cette bulle obscure qui permet tous les débordements.
L’homme est un animal du jour.
Pourquoi votre chat vous fait-il une crise tumultueuse en début de soirée, puis exige de vous un lever archi-matinal (5h30, c’est fréquent !), alors qu’il a dormi toute la journée pendant que vous travailliez pour payer sa ration de Sheba ?
C’est que le chat est un animal nocturne depuis des dizaines de siècles. C’est la nuit que grâce à sa vue extraordinaire (il possède un miroir derrière sa rétine, qui lui permet de doubler son acuité visuelle) et ses vibrisses qui perçoivent le moindre mouvement alentour, le chat se nourrit facilement la nuit de petites proies qui elles aussi, sont d’activité nocturne …
Au passage, les chats ont ainsi échappé à ces pratiques douteuses de l’expérimentation animale, puisque leur physiologie est bien, bien différente de celle des humains …
A l’inverse, donc, l’homme est un animal diurne. La nuit est son espace-temps de repos : il se met à l’abri, il se repose, sa mémoire digère l’ensemble des informations de la journée pour ne garder que l’essentiel (« la nuit porte conseil ») : chaque nuit est un « mise à jour » de l’organisme, chaque matin une sorte de résurrection.
Cette particularité de la nuit, comment la retrouve t’on dans la physiologie et le métabolisme ?
Il y a bien longtemps que certains scientifiques ont remarqué que notre physiologie n’était pas linéaire, mais qu’elle était basée sur des rythmes d’activité, que l’on pouvait mesurer pour en titrer des courbes généralement régulières (en dehors de la courbe : maladie ?).
Dès 1932, Emile Pinel, après des études personnelles sur l’évolution des leucocytes dans le sang, proposait sa méthode « des instants favorables » en thérapeutique, en particulier pour des soigner des maladies infectieuses, parasitaires ou des cancers.
Il n’a pas été suivi, en particulier par les oncologues, qui se réveillent actuellement sous l’injonction des gestionnaires de santé… qui y voient, eux, une source d’économie pour des médicaments qui ruinent leurs budgets … autrement dit, ce n’est pas pour mieux soigner qu’on devient compétent, mais pour économiser le remède !
Chronobiologie : les 24 heures chrono de l’organisme
L’ensemble de nos fonctions vitales, mais aussi fonctionnelles, est soumis à un rythme calé sur le cycle d’une journée de 24 heures.
Certes, nous ne sommes pas égaux face à cette alternance jour/nuit. Certains sujets sont « du matin », d’autres « du soir », et leurs périodes d’activité seront décalées de plusieurs heures, mais globalement, leurs durées de chaque semi-cycle seront les mêmes.
Des différences existent également en fonction de l’âge (moins de rythmicité chez les seniors), on les évalue essentiellement par la mesure du cortisol (en fin de nuit, c’est le signe d’une reprise de l’activité chez les sujets diurnes, comme l’homme, mais pas chez les chats, par exemple) ou de la mélatonine (en foin de journée, c’est la préparation au sommeil.).
Plusieurs explications pour cette variation d’activité biologique.
L’opinion prédominante nous désigne comme organisateur une horloge interne, nichée au cœur du cerveau (noyaux dits suprachiasmatiques du thalamus), qui dépendrait d’une quinzaine de « gènes horloges », et qui impose un rythme circadien d’environ 23 heures et demi. Ce qui ne fait pas un compte …
Aussi, chaque organisme se « recale » pour rattraper le cycle terrestre de 24 heures, sous l’action de phénomènes divers (synchronisateurs) dont le plus puissant est la lumière.
En principe, la lumière du jour, est captée au niveau de la rétine par des circuits de neurones qui ne participent pas à la vision, mais uniquement à l’information jour/nuit, et qui activent l’épiphyse, et par là-même la production pendant le jour de la mélatonine.
Dès que l’intensité lumineuse diminue, cette production s’arrête, mais c’est l’heure de son déversement dans le circuit sanguin : la mélatonine nous prépare alors au sommeil.
Des horloges périphériques localisées dans de nombreux organes (cœur, poumons, foie, reins, muscles) permettent d’adapter leurs fonctionnements individuels en fonction de contraintes de l’environnement : pour un travailleur de nuit, le cœur comme le cerveau nécessitent un regain d’activité, en opposition avec les « ordres » de l’horloge cérébrale.
Sans période de repos pour resynchroniser l’ensemble, on assiste à de véritables cacophonies, il n’y a plus de chef d’orchestre. C’est le cas pour les travailleurs postés qui changent souvent de postes, pour les personnes âgées sous l’emprise permanente de médicaments et de lumières nocturnes, pour les insomniaques gavés de programmes télévisuels.
Concernant les écrans justement, la lumière bleue des LED active cent fois plus les récepteurs rétiniens évoqués plus haut que la lumière blanche du jour : elle génère donc un message de type « le jour n’est pas fini », provoquant ainsi un retard de l’horloge, du déversement de la mélatonine, et au total une dette de sommeil qui s’accumule.
On attend toujours de nos autorités la « nuit sans télé » qui permettrait de recaler toute une population, gratuitement ; nous proposons ici le mardi soir …
Une autre interprétation a été avancée par des physiciens (Berliocchi et col), qui s’appuient sur une minime différence de gravité entre les situations de midi/minuit : à midi, face au soleil, et du fait de l’attirance newtonienne, nous sommes « plus légers » et au contraire, à minuit, « plus lourds ». Oh, trois fois rien, mais c’est mesurable, et c’est en phase avec des observations sur les organismes contraints à l’obscurité, et qui gardent leurs chronorythmes … qu’on pourrait alors nommer « gravitorythmes « ! Cette théorie pourtant bien argumentée n’a pas fait florès, Elle mérite cependant d’être prise en compte, au moins dans notre journal …
Des conséquences médicales encore mal assimilées, encore moins exploitées.
On connaît désormais les conséquences d’une dé-synchronisation :
- des troubles du sommeil (avances ou retards de phase)
- de la fatigue chronique
- des troubles du comportement (irritabilité ou apathie)
sont les affections de premier degré, reconnues entre autres par la médecine du travail.
Mais le médecins de terrain ont observé des pathologies sans doute induites par les précédentes, et qui elles mettent en danger la vie des malades :
- maladies cardio-vasculaires (infarctus, thromboses, AVC).
- dérèglements métaboliques avec diabètes, troubles thyroïdiens ou surrénaux)
- troubles gastro-intestinaux (ulcères, troubles du transit)
- troubles psychiques (dépressions, mémoires défaillantes)
- infertilités et accidents de grossesse.
- Risques accrus de cancer, au bout de cinq ans de travaux nocturnes.
Toutes ces affections peuvent être détectées, mises en relation avec l’environnement et l’activité du malade : la meilleure thérapie est de revenir à un fonctionnement diurne aidé en cela par des lois sociales compréhensives.
Des thérapies spécifiques existent, en particulier des photothérapies pour resynchroniser les horloges : lumière de forte intensité et de durée précise, à un horaire particulier qui dépend du trouble.
La mélatonine donne également de bons résultats, surtout lorsqu’on met en œuvre parallèlement une « hygiène de lumière » pour éliminer au maximum le parasitage lumineux des horaires nocturnes. Remplacer les couleurs bleues par des lueurs rougeâtres est également très bénéfique.
Et ces observations de pathologies des cycles circadiens ont ouvert un champ immense à des recherches sur les effets de ces cycles sur les thérapies, dans tous les domaines de la médecines.
C’est ainsi que des chercheurs de Stanford ont déterminé que l’immunité due aux cellules phagocytaires (macrophages, polynucléaires) était nettement plus active la nuit.
La raison avancée est que l’organisme est au repos et que les cellules concernées sont alors plus rapides et plus vigoureuses.
Autre « trouvaille » récente : le simple fait de prendre un remède contre l’hypertension le soir plutôt que le matin, entraîne une action bien plus efficace. Pour des malades sérieusement atteints, le groupe « prises le soir » a eu, sur une étude de cinq ans, trois fois moins d’accidents cardiovasculaires que le groupe des « prises le matin ».
Et pourtant, nous continuons bien tranquillement à prendre notre pilule contre l’hypertension chaque matin … quand elle n’est pas accompagnée (sur ce points, bien des prescriptions se sont allégées !) de statines contre le cholestérol…
Lors d’un récent congrès des anesthésistes à Hong Kong, il a été montré qu’à opérations d’urgences égales, et à compétences médicales égales, les malades opérés ont subi 2,2 fois plus de décès que ceux opérés de jour. Il est temps de s’intéresser à nouveau aux bases physiologiques du corps humain pour adapter les actes et les traitements à la situation réelle des organismes…
Le tableau ci dessus décrit bien les variations au quotidiens de multiples « constantes » métaboliques qui sont en fait des variables dont on ne tient pas compte.
Angelina Viva