Aujourd’hui, manger sainement et « allégé » est le leitmotiv de toutes les tendances culinaires des sociétés dites occidentales. Par exemple le régime « Paléo » prône une alimentation à base de fruits, de légumes, d’oléagineux et de viande maigre – loin de la réalité archéologique. Dans le passé, durant des centaines de millénaires, nos ancêtres se sont en effet délectés… de graisse !
Pourquoi le gras a-t-il été si important pour les sociétés du Paléolithique, période gigantesque s’étirant de 3 millions à 12 000 ans avant le présent, toutes latitudes confondues ? Comment les vestiges fossiles nous renseignent sur cette récupération de la graisse, tant par Homo sapiens que Néandertal ? Et en quoi certaines préparations culinaires observées dans les sociétés traditionnelles actuelles nous aident à émettre des hypothèses et à mieux comprendre les « cuisines » paléolithiques ?
Comment faire « parler » le registre archéologique ?
Les traces liées à l’alimentation en contexte archéologique sont ténues. En effet, les aliments sont ingérés et les déchets restants, périssables, se décomposent en un laps de temps très court. De façon fortuite, quelques résidus organiques peuvent parfois se retrouver piégés dans des matériaux comme de la céramique ou se conserver dans des contextes très particuliers (carbonisation, milieu humide).
Le gras ne fait pas exception, et c’est donc principalement sur la base d’indices indirects qu’il est possible de discuter de sa récupération et de sa consommation. Contrairement à la viande ou aux ressources végétales, en l’état actuel des recherches, la consommation de gras ne peut pas être inférée à partir de l’analyse des restes humains, que ce soit au moyen de l’étude des isotopes contenus dans le squelette, du tartre dentaire ou encore des micro-usures laissées sur la surface des dents.
Les déchets fossiles des animaux mangés (os, dents) constituent donc les seuls témoins pour parler de cette consommation. Ces déchets alimentaires, assez robustes pour traverser le temps, nous informent sur les différents gibiers chassés, sur les morceaux transportés puis consommés aux sites d’habitat, et sur certaines pratiques bouchères et culinaires.
La moelle représente une des principales sources de gras animal. Pour la récupérer, il est nécessaire de casser les ossements permettant ainsi d’accéder à leur cavité médullaire : cette pratique est donc principalement mise en évidence par la présence de traces de percussion sur les os et par des bords de fractures caractéristiques d’une fragmentation alors que l’os était encore frais.
On a pu constater que sur les sites d’habitat du Paléolithique, les « os à moelle » sont rarement retrouvés entiers. C’est en particulier le cas des os longs (fémur, etc.), qui contiennent les volumes de moelle les plus importants. Phalanges et mandibules sont aussi fréquemment fracturées, malgré des cavités médullaires très réduites. Ces indices attestent d’une récupération et d’une consommation intensive de la moelle.
Une consommation purement alimentaire ou culturelle ?
Choisir les « bons aliments » découle pour une large part de notre éducation et de notre culture, mais aussi des techniques et des ressources disponibles autour de nous. Ces ressources sont elles-mêmes fonction des facteurs environnementaux et climatiques, en particulier durant les temps préhistoriques.
Au Paléolithique, durant les périodes froides, la part de nourriture d’origine animale (protides) augmente, tandis que celle d’origine végétale (glucides) diminue. La viande maigre des herbivores constituait alors une part importante de la nutrition, en particulier en hiver et au printemps lorsque les herbivores souffrent de malnutrition. Ce régime de viande, pourtant à haute valeur protidique, induit de grandes dépenses énergétiques liées à l’élimination des déchets azotés.
De ce fait, une alimentation riche en viande maigre, c’est-à-dire une viande avec un taux de graisse inférieur à 3 %, nécessite des rations journalières de nourriture très importantes pour couvrir les besoins énergétiques corporels. Par ailleurs, une consommation excessive de protéines engendre des dérèglements du foie et des reins, pouvant entraîner le décès, comme c’est le cas par exemple d’une consommation exclusive de viande de lapin pendant plusieurs semaines. Ces carences et risques sanitaires peuvent être palliés par un surcroît d’apports lipidiques, donc de gras, dans le régime alimentaire.
La graisse a en effet une grande valeur énergétique – environ le double de celle des protides et des glucides – et permet de faire fonctionner la « néoglucogenèse » : un métabolisme du foie qui produit des glucides à partir des protides et des lipides. Ces avantages expliquent donc en grande partie pourquoi les groupes humains du Paléolithique ont cherché à récupérer la graisse partout où elle pouvait être disponible.
Toutefois, les données archéologiques montrent que, même sous des climats tempérés, la recherche de graisse restait importante. En complément des facteurs physiologiques, d’autres facteurs pourraient donc expliquer l’attrait pour le gras…
La part du culturel et du symbolique dans les choix alimentaires n’est pas à négliger. Comme l’avait observé l’anthropologue Claude Lévi-Strauss, loin d’être restreint aux sociétés dites « complexes », le caractère culturel de l’alimentation est en effet un trait commun à toute société humaine. En Occident aujourd’hui, par exemple, la moelle est notamment servie dans des restaurants gastronomiques, ou présente dans de nombreux plats traditionnels, tel que l’osso buco italien.
Chez certains groupes Inuit, la palatabilité de la moelle varie en fonction des ossements : la moelle issue des phalanges et des métapodes – riche en acide oléique – est ainsi nettement plus appréciée que celle des autres os. Dans le Kamtchatka, en Sibérie, la graisse de renne obtenue durant le Kilvèj (fête du printemps) tient lieu d’offrande dans les relations des éleveurs de rennes avec leur environnement.
La graisse animale est ainsi un mets très prisé et fortement valorisé dans beaucoup de sociétés.
La dimension sociale et symbolique de l’alimentation au Paléolithique est malheureusement particulièrement difficile à saisir. Quelques études récentes montrent néanmoins que les marques laissées par l’extraction de moelle peuvent mettre en évidence l’existence de pratiques bouchères traditionnelles spécifiques à certains groupes de chasseurs-cueilleurs du Paléolithique moyen (environ de 300000 à 40000 av. J.-C.) et récent ou supérieur, d’environ 40000 à 12000 av. J.-C.).
Il a aussi été proposé que l’intense fragmentation des phalanges, mais aussi des os courts dépourvus de moelle, puisse être le reflet de pratiques de boucherie ritualisées, en lien avec les rapports entretenus avec le gibier. Ces travaux permettent de dépasser le caractère strictement économique auquel est généralement réduite l’alimentation dans les études archéozoologiques.
Des pratiques culinaires et procédés de cuisson comme témoins
La préparation de bouillons à base de graisse contenue dans les tissus osseux observée chez les Nunamiut (Alaska) a permis d’envisager l’existence de tels procédés au sein des sociétés du Paléolithique.
De nombreux travaux archéologiques et expérimentaux ont permis de lister des critères appuyant l’utilisation d’un tel procédé dès le Paléolithique. C’est le cas par exemple de l’intense fragmentation des éléments spongieux des os dans lesquels se trouve la graisse. Ce procédé est notamment reconnu au Paléolithique supérieur, il y a environ 25 000 ans (période gravettienne).
Dans certains sites plus anciens, ni galets chauffés permettant de faire bouillir de l’eau, ni petits os brûlés n’ont été découverts, et l’hypothèse d’un concassage des parties spongieuses riches en graisses pour une consommation crue a donc été proposée. En contexte européen, en particulier durant les périodes glaciaires où les ressources en combustible étaient limitées, il est tout en fait envisageable que ce mode d’extraction sous forme de bouillie d’os ait été privilégié.
Il est toutefois important de souligner que si l’extraction de la graisse contenue dans les tissus osseux semble relativement courante au Paléolithique en Europe, elle est loin d’être aussi systématique que la récupération de la moelle.
Ce goût prisé pour le gras pourrait aussi être perceptible au travers des modes de cuisson privilégiés au Paléolithique.
Pour les peuples vivant dans les milieux froids, la cuisson préférée est le bouilli, alors que la viande grillée est dépréciée du fait d’une perte en graisse trop importante. La consommation de viande ou de moelle crue est aussi très appréciée : les Inuits mais surtout les Koriaks (Extrême-Orient russe) privilégient une consommation des aliments sous cette forme.
Pour le Paléolithique, les traces de rôtissage sur les ossements sont relativement rares quand les stries liées au décharnement des carcasses sont très nombreuses, ce qui atteste d’un prélèvement fréquent de viande crue. De même, les procédés de récupération de la moelle témoignent de sa consommation crue.
De nouvelles recherches à mettre au menu…
De nombreux indices disséminés au sein des registres de faune fossile permettent de mieux comprendre l’alimentation de nos prédécesseurs. Les traces d’extraction de la moelle et de la graisse osseuses laissées sur les os d’herbivores comme le renne, le bison ou le cheval permettent de placer le gras au cœur du régime alimentaire des sociétés humaines du Paléolithique, aux côtés de nombreux autres aliments, animaux et végétaux.
Pour autant, il reste encore beaucoup à découvrir, et notamment les pans symbolique et culturel de ces pratiques alimentaires, encore très difficilement atteignables aujourd’hui. Nul doute que les nouvelles découvertes archéologiques et les nouvelles méthodes d’études (analyses isotopiques, paléogénétique des résidus de tartre anciens, micro-usure dentaire, etc.) permettront d’affiner encore nos connaissances sur l’alimentation de nos lointains ancêtres et d’en extraire la « substantifique moelle ». Affaire à suivre…
- Camille DaujeardArchéozoologue, chargée de Recherche, Muséum national d’histoire naturelle (MNHN)
- Delphine Vettese Archéozoologue, Muséum national d’histoire naturelle (MNHN)
- Sandrine Costamagno Archéozoologue paléolithicienne