Le paludisme, cette calamité qui traverse les siècles…

D’Alexandre Le Grand à Fausto Coppi, des millions de victimes doivent leur décès à une maladie qui s’est étendue dans le monde entier, avec pour vecteurs ces satanés moustiques.

Vérité ou légende? Alexandre en serait la victime….

Les plus anciennes suspicions de maladies et d’épidémies dues à un agent infectieux transmis aux humains par des moustiques datent de plusieurs milliers d’années. S’il est impossible d’affirmer avec certitude de quelles maladies il s’agissait, certains symptômes sont suffisamment évocateurs pour les rattacher à une pathologie.

Il arrive également que l’on retrouve des traces d’acides nucléiques d’agents infectieux dans les tissus des vertébrés, comme des traces d’ADN de Plasmodium falciparum dans des momies datées de 3200 ans avant notre ère.


Larves de moustiques, en maturation, avant de s’envoler en tant que moustiques …

Les premières traces écrites à notre disposition remontent à l’Antiquité. Le Huangdi Nei Jing, ouvrage de médecine chinoise traditionnelle, attribué à l’empereur Jaune, 2700 av. J.-C., mais écrit 2 000 ans plus tard, décrit la rythmicité d’accès de fièvres, caractéristique du paludisme. Hippocrate (Ve siècle avant notre ère), philosophe et médecin grec, considéré comme « le père de la médecine », décrit des fièvres ayant la symptomatologie du paludisme et fait un lien entre les marais et ces fièvres dans son Traité des airs, des eaux et des lieux. Il écrit dans le Traité des vents :

« Si on connaissait la cause des maladies, on saurait les guérir. […] L’air est la cause des fièvres sporadiques. L’air est la cause des principaux phénomènes qui accompagnent les fièvres : frissons, tremblements, bâillements, résolution des articulations, sueurs, céphalalgies. »

S’il décrit bien les symptômes de la maladie, il se trompe sur l’origine du paludisme, plutôt lié à l’eau dans laquelle prolifèrent les larves de moustiques qu’à l’air, les Plasmodium n’étant pas transmis par aérosol.

Galien (129-201), après Hippocrate, alerta sur l’existence d’un lien entre cette maladie et la présence de marais, attribuant aux « miasmes » (le mauvais air : mal’aria) des zones humides la responsabilité de la propagation de maladies. C’était le cas autour de la Rome antique, où Galien exerça, et où les nombreuses zones marécageuses très insalubres provoquaient ce qu’on appelait la fièvre de Rome.

D’après Pierre Ambroise-Thomas dans La Petite et la Grande Histoire du paludisme (2007), le paludisme est crédité (sans preuves réelles) de la mort de grands dirigeants (Toutankhamon, Alexandre le Grand, Gengis Khan, Philippe II, Édouard IV d’Angleterre), de papes (Jean XV, Grégoire V, Damase II, Léon X et Urbain VII), d’artistes (Dante, Le Caravage, Lord Byron), et plus récemment de sportifs (Fausto Coppi, qui décède en 1960 après avoir contracté le paludisme en Haute-Volta, actuellement Burkina Faso).

L’histoire veut que les immenses conquêtes d’Alexandre le Grand auraient été freinées en 323 avant J.-C. par son décès, à 32 ans, attribué soit au paludisme (moustiques Anopheles), soit à la fièvre du virus West Nile (moustiques Culex).

Les moustiques ont marqué l’histoire plus récente de l’Europe, où le paludisme était présent jusqu’en Scandinavie.

Près de 1 500 ans après Galien, l’Italie et Rome restaient très impaludées. En juillet 1623, parmi les cinquante-cinq cardinaux se réunissant à Rome pour élire un nouveau pape, une dizaine décédèrent de ce qui semble être le paludisme dans les deux semaines qui suivirent l’élection.

En France, sur l’actuel territoire hexagonal, la Vendée, la Sologne, les Dombes, la Camargue étaient envahies de moustiques et les fièvres y étaient fréquentes. La construction du château de Versailles, avant canalisation des eaux de surface, a vu de nombreux décès probablement dus au paludisme. D’après Saint-Simon (1675-1755), Versailles au début du XVIIe siècle est « le plus triste et le plus ingrat de tous les lieux […] tout y est sable mouvant et marécages ». Le chantier des bâtiments de Versailles est freiné en 1687 par une épidémie, probablement de paludisme.

Construction du chateau de Versailles

Mme de Sévigné, parlant de la construction du parc, signale que « les fontaines coûtent cher… Sans parler des malades et des morts ». Louis XIV, lui-même, aurait contracté le paludisme dont il aurait guéri en ayant acheté à Talbot, un apothicaire anglais, une préparation de quinquina, l’ancêtre de la quinine, issue d’un arbre sud-américain (Cinchona sp.).

Même de petites villes éloignées des marécages peuvent être concernées. Thiers (Puy-de-Dôme), où des moines italiens avaient tenté de développer la riziculture sur les berges de la rivière Durolle, est touchée par une épidémie de fièvres et une surmortalité en 1741. Les populations, faisant le lien avec ces changements environnementaux, s’opposèrent au développement des rizières et chassèrent les moines.

L’histoire de France, c’est aussi l’histoire de ses colonies, en particulier en Afrique et dans les Amériques. Un des freins à la colonisation de l’Afrique, « pays des fièvres, tombeau de l’homme blanc », a été le paludisme et la fièvre jaune.

Si toute l’Afrique est concernée, certains événements sont plus marquants que d’autres. C’est le cas de la conquête militaire française à Madagascar en 1895. Au total, 5 756 militaires sur 21 600 décèdent lors de cette expédition, dont seulement 25 tués au combat et 5 731 des suites de maladies, majoritairement le paludisme, déjà diagnostiqué parasitologiquement à cette époque.

Plus tard, Edmond et Étienne Sergent racontent dans Histoire d’un marais algérien (1947) comment, entre 1927 et 1934, ils contribuèrent à la mise en valeur de la plaine de la Mitidja, en Algérie, par l’élimination des moustiques.

Cette plaine, très marécageuse, au sud d’Alger, voyait mourir du paludisme entre 10 et 20 % de sa population : habitants algériens, colons et soldats français qui, dès 1831, au début de la conquête de l’Algérie par la France, étaient touchés par les fièvres. Les deux frères entreprirent, sur les conseils d’Émile Roux, de l’Institut Pasteur à Paris, de rendre la région salubre par une véritable lutte intégrée contre les parasites avec la quinine, contre les anophèles avec des insecticides et des moustiquaires, et en drainant et en asséchant les marais. Cette zone était redevenue habitable dix ans plus tard et elle est désormais une riche plaine agricole.

Un autre exemple frappant des conséquences du paludisme sur les grands mouvements militaires du XXe siècle est bien décrit également par Edmond et Étienne Sergent dans leur livre L’Armée d’Orient délivrée du paludisme (1932). Ils dépeignent comment les troupes françaises de l’armée d’Orient, mais aussi allemandes et ottomanes, en conflit durant la Première Guerre mondiale lors de l’expédition de Salonique en Macédoine, furent handicapées par les nombreux cas de paludisme dans leurs rangs. Leurs recommandations (surveillance, diagnostic, quinine, moustiquaires) contribueront à la santé des troupes et à donner l’avantage à l’armée d’Orient.

Au début du XXe siècle, le paludisme sévissait encore en Camargue avec plusieurs espèces de vecteurs possibles (Anopheles atroparvus et An. melanoon, du complexe An. maculipennis, et An. claviger), comme Alphonse Lavéran, prix Nobel en 1907 pour sa découverte des Plasmodium, le signale suite à une mission autour d’Aigues-Mortes en 1899. Son diagnostic est très simple : la région est envahie d’anophèles en zone rurale. Il préconise la destruction des larves de moustiques, l’utilisation de quinine, l’éloignement des humains et des animaux, et quand c’est possible le drainage.

Soixante ans plus tard, en 1962, le gouvernement français lancera la mission Pierre Racine, visant à développer le Languedoc par de grands travaux d’assainissement et de lutte contre les moustiques. Ce plan donna naissance à l’Entente interdépartementale pour la démoustication-Méditerranée (EID), à une diminution extrêmement importante des densités de moustiques autour des zones habitées, et d’un point de vue économique à l’essor du tourisme dans la région, incluant la création de La Grande-Motte.

Source: The Conversation

Autrice: Sylvie Lecollinet Vétérinaire et virologue, Cirad

Paru en décembre 2022. Éditions QuæCC BY-NC-ND