Payer très cher pour se blanchir du péché de réchauffement planétaire, ça ressemble bigrement aux indulgences papales imposées aux croyants. Car dans les deux cas, c’est un soulagement pour les uns, un pactole pour les autres …
C’est une métaphore peu flatteuse qui colle à la peau des crédits carbone. Ces derniers seraient de véritables « indulgences des temps modernes ». De la même façon que l’Église catholique a pu promettre l’absolution des péchés à ses fidèles mettant la main au porte-monnaie pour acheter ces fameuses indulgences, les crédits carbone seraient largement inutiles pour le climat. Achetés par des industries parmi les plus gros émetteurs de gaz à effet de serre, ils permettraient de s’acheter une bonne conscience écologique sans avoir à se remettre en question car, quelque part sur la planète, un projet qu’ils soutiennent en achetant des crédits carbone se charge, par exemple, de planter des arbres, ou bien d’éviter de la déforestation.
Récemment, des révélations du Guardian ont entaché plus encore la réputation de ces fameux crédits en révélant qu’en plus de permettre à de gros émetteurs de gaz à effet de serre de ne rien changer ou presque à leur manière de produire, la plus grande partie des crédits carbone achetés et censés contrebalancer les émissions de gaz à effet de serre, n’avait eu aucune action vertueuse pour la planète.
Avant que ne soit donc planté le dernier clou du cercueil des crédits carbone, tâchons de comprendre comment l’idée de commercialiser quelque chose d’aussi intangible que les émissions carbone a pu émerger puis se développer et générer autant de dérives.
Avant les crédits carbone, un système pensé autour de quotas carbone
Pour cela, il faut remonter au vieux débat sur les outils économiques pour protéger l’environnement. L’un des premiers penseurs de la question, Arthur Pigou (1877-1959) était partisan du principe du pollueur-payeur, et de taxes sur les activités néfastes pour l’environnement.
Mais une taxe agit sur les prix. Or il est difficile de savoir à quel niveau de taxation les quantités de polluants commencent à baisser. En réponse, le principe du cap and trade, (en français « plafonnement et échange ») est mis en avant dans les années 1960. C’est une régulation par les quantités, en principe plus adaptée à des situations où certaines limites ne doivent pas être dépassées. En fixant un seuil, une autorité locale ou nationale distribue ou fait payer à un ensemble d’agents économiques des quotas, qui peuvent ensuite se revendre entre différents acteurs. C’est une logique de rationnement.
Une de ses premières concrétisations émerge en Nouvelle-Zélande avec, dès 1986, des quotas de pêche nationaux, censés éviter la surpêche. Dans les années 1990, un système de cap and trade est mis en place aux États-Unis pour réduire les émissions de dioxyde de soufre, issues de centrales à charbon.
Plusieurs paramètres étaient alors réunis pour le bon fonctionnement du système : les autorités américaines disposaient d’informations fiables pour fixer des limites et imposer des sanctions. Des technologies étaient disponibles, et le coût de réduction des émissions n’était pas trop éloigné d’une entreprise à l’autre.
L’impossible cap and trade mondial du carbone ?
Lors du protocole de Kyoto, cet exemple va servir d’argument aux partisans d’un système de cap and trade plutôt que de taxes carbone pour limiter les émissions de CO2 à l’échelle planétaire. Pourtant, d’emblée, des limites à l’établissement d’un système mondial de cap and trade du carbone étaient perceptibles. Quelle gageure, en effet, que de passer d’un exemple local à un dispositif mondial, et d’une pollution émise par un seul secteur industriel aisé à surveiller à un gaz émis par tous les acteurs de l’économie planétaire, sans véritable gouvernance mondiale. Les coûts de réduction des émissions de CO2 sont très hétérogènes entre secteurs économiques et pays. Et surtout, les pays en développement (dont la Chine et l’Inde) refusent de prendre des engagements quantitatifs, au nom de leur « droit au développement ».
Les pays industrialisés prêts à limiter leurs émissions de CO2 craignent, eux, que l’instauration de quotas ne soit trop contraignante pour leurs entreprises. Émerge alors l’idée de leur permettre, dans une certaine mesure, de dépasser les plafonds alloués en finançant des projets de réduction des émissions en dehors de leur périmètre, voire de leur pays.
La suggestion paraît cohérente dans la mesure où toutes les émissions de CO2 se diffusent dans l’atmosphère et où certaines réductions d’émission sont moins coûteuses que d’autres, par exemple dans des pays moins développés où des rénovations du parc industriel ou énergétique sont les bienvenues. Cette idée, à la genèse des crédits carbone, est aussi perçue par certains pays du Sud, comme l’opportunité d’attirer des investissements pour un développement durable financé par des industries du Nord en quête de gisements de réduction d’émissions bon marché.
L’émergence du Mécanisme de Développement Propre
Ainsi naît, à l’issue du protocole de Kyoto, le principal système onusien de crédit de compensation carbone dit MDP, pour Mécanisme de Développement Propre. En théorie, il a l’ambition d’être complémentaire au système de quotas établis par les pays ayant pris des engagements quantifiés de plafonnement des émissions. Mais en réalité, il en dénature quelque peu les ambitions.
Car, pour que le système des quotas soit efficace, il faut que le prix du quota soit élevé, afin d’inciter les acteurs de l’économie à faire évoluer en profondeur leur modèle économique. Or, alors que les quotas participent d’une logique de rationnement appelée à se durcir avec le temps, les projets de réduction d’émissions existent potentiellement en nombre quasi illimité sur la planète, et le nombre de crédits mis en marché également. L’inverse, donc, de la logique de rationnement.
L’offre de crédits carbone va ainsi s’accroitre plus que la demande ne peut absorber, car les entreprises concernées, surtout européennes, ne peuvent utiliser qu’un pourcentage maximum de crédits pour remplir leurs engagements. Et l’abondance de ces crédits va contribuer à retarder la hausse du « prix du carbone ». Or si celui-ci reste peu élevé, les entreprises ont tout avantage à acheter des crédits carbone plutôt qu’à agir significativement pour la baisse de leur empreinte carbone.
Autre enjeu des crédits carbone : ils doivent respecter un critère d’additionnalité. Il faut démontrer que c’est la perspective de vente des crédits carbone qui a déclenché la décision d’entreprendre le projet. Un projet intrinsèquement rentable sans vente de crédits carbone n’est pas éligible. Mais très vite, une partie des promoteurs des projets s’emploient à dissimuler la rentabilité potentielle d’investissements déjà programmés dans, par exemple, les énergies renouvelables, pour contourner cette règle. Une très large partie des crédits issus du MDP est probablement non-additionnelle, même s’il est très difficile de savoir combien, du fait de l’asymétrie d’information entre les promoteurs de projet (qui, seuls, connaissent leurs véritables coûts et marges… et leurs intentions) et les évaluateurs. Le MDP ayant généré environ 2,4 milliards de crédits (chacun correspondant à une tonne de CO2 équivalent évitée), le problème n’est pas anecdotique.
Débats autour de possibles crédits carbone forestiers
Si, à l’origine, le MDP était conçu pour financer des rénovations industrielles ou thermiques, rapidement des projets concernant les forêts vont donner lieu à des discordes : à la COP 6 de La Haye, en 2000 ont lieu de vives discussions autour de possibles crédits carbone de « déforestation évitée », visant à protéger des forêts de la déforestation qui représente entre 10 et 13 % des émissions annuelles anthropiques de CO2.
Vendre des crédits carbone de « déforestation évitée » implique de démontrer qu’en l’absence de projet une forêt sera déboisée. Or, cette proposition ne fait que déplacer le problème. Car, si une forêt est protégée de la déforestation par un projet local, la perte de couvert forestier aura simplement lieu ailleurs car les moteurs de la déforestation (demande de terres agricoles, pression des marchés mondiaux, démographie…) n’auront eux pas disparu.
Reste la possibilité de crédits carbone pour la plantation de nouvelles forêts. Mais les scientifiques soulignent qu’une grande partie du CO2 reste des siècles dans l’atmosphère (et contribue au réchauffement durant tout ce temps) tandis qu’il est impossible de garantir qu’une forêt plantée pourra subsister et séquestrer du carbone sur une aussi longue durée. Le compromis trouvé est celui de « crédits temporaires », qui seront boudés par le marché puisque les crédits carbone « permanents », sans date de péremption, sont largement disponibles.
Émergence du marché volontaire et de ses dérives
Au final, le MDP ne produira donc qu’un infime nombre de crédits forestiers. Mais, en parallèle, émerge un nouveau marché : celui de la compensation carbone. Sur ce marché volontaire, on trouve les entreprises ambitionnant de devenir « neutre en carbone » pour améliorer leur image. Cette fois, les projets de déforestation évitée, écartés du mécanisme onusien, se taillent la part du lion : environ 45 % des crédits du marché volontaire.
Mais avec le développement de ces projets surgit un nouveau problème : leur effet sur la baisse des émissions est souvent invérifiable. Car l’absence ou la réduction de la déforestation qu’ils promettent sont souvent mesurées en comparant les résultats attendus, soit à un niveau de déforestation passée (en supposant que l’avenir sera une redite du passé), soit à un scénario du niveau le plus probable (« business as usual ») de déforestation en l’absence de projet. Ces scénarios « contrefactuels » sont invérifiables, puisque le projet sera réalisé. Il est donc tentant de construire un « scénario du pire » pour maximiser le nombre de crédits potentiels. Ainsi, une augmentation relative de la déforestation (inférieure à la prévision) est assimilée à une « réduction »
Début 2023, The Guardian et Die Zeit affirmaient que plus de 90 % des crédits certifiés par VERRA, le plus grand standard de certification des crédits carbone forestiers « ne valent rien ». Un des articles scientifiques sur lequel s’appuient les journalistes a examiné plusieurs projets de protection de forêts en Amazonie brésilienne depuis la fin de la décennie 2000. Les niveaux de référence de ces projets étaient de simples prolongements de la moyenne de la déforestation passée, censée figurer les niveaux futurs « sans projet ». Or les chercheurs ont analysé les dynamiques de déforestation de zones comparables mais sans projet, et ont trouvé que la déforestation a baissé partout durant cette période, avec ou sans projet, et ce dans des proportions comparables. Ils ont donc conclu à une absence d’effet net des projets.
Le MDP est mort, vive le nouveau MDP !
Malgré tous ces écueils, les négociateurs de la Convention Climat n’ont pas renoncé à l’utilisation de crédits carbone, y compris forestiers. Si le mécanisme onusien du MDP est arrivé à son terme en 2020, des centaines de millions de crédits MDP sont encore à vendre, et l’Article 6 de l’Accord de Paris (2015) a posé les bases d’un nouveau marché international des « réductions d’émissions ».
Cet article prévoit un « ajustement » entre vendeurs et acheteurs. Cela pour prévenir un risque nouveau, celui du double comptage des réductions d’émissions, à la fois dans les pays vendeurs de crédits et dans les inventaires des pays acheteurs – ceci lié au fait que tous les pays ont maintenant, peu ou prou, des engagements sur leurs niveaux d’émission futurs. Les pays qui vendront des « réductions d’émissions » ne pourront se prévaloir de ces réductions dans leurs bilans nationaux – contrairement aux acheteurs.
L’article 6.4 en particulier, dont les modalités ne sont pas encore finalisées, reprend, lui, globalement le principe du MDP, avec toutefois, une mise à l’écart des projets de déforestation évitée ne réduisant pas de manière absolue la déforestation, afin d’éviter les « baisses relatives » par rapport à un scénario invérifiable.
Passer d’une logique de compensation à une logique de contribution ?
Les crédits carbone sont aujourd’hui à la croisée des chemins. Contrairement à ce que beaucoup d’analystes prédisaient, leur prix restent bas, voire baissent (beaucoup sont à moins d’un ou deux euro), avec une offre toujours plus grande, sans que la demande ne suive. Suite aux révélations du Guardian, le prix des crédits de déforestation évitée ont baissé de 40 %. Une partie du public a compris ce qu’est le greenwashing, et le principe de compensation apparaît de plus en plus suspect.
Il est possible que la logique de compensation cède progressivement le pas à une logique de contribution à l’effort collectif pour lutter contre les changements climatiques pour que les acheteurs de crédits carbone ne s’autorisent plus à déduire ces crédits de leurs propres émissions et que les consommateurs ne se donnent pas l’illusion qu’ils peuvent « effacer » leur empreinte carbone découlant de leurs choix de consommation. Quelle que soit la sémantique adoptée, un nombre croissant d’acteurs converge sur l’idée de viser des impacts et non des compensations. Certains experts proposent d’envisager des certificats d’impact positif, portant sur le carbone, la biodiversité, l’eau et les bénéfices apportés aux communautés locales. Cette clarification serait bienvenue. Mais est-ce que les entreprises auront la même appétence pour des certificats d’impact ? Combien seront-elles à accepter de sortir de l’ambiguïté ?
Auteur: Alain Karsenty. Économiste de l’environnement, chercheur et consultant international, Cirad
Source: The Conversation.