Dans le Phèdre de Platon, le roi Thamous mettait en garde Theuth, le dieu égyptien de la science, contre les dangers de l’écriture, craignant qu’elle ne conduise à une atrophie de la mémoire et à une illusion du savoir.
Deux millénaires et demi plus tard, alors que l’intelligence artificielle générative bouleverse nos pratiques éducatives, cette mise en garde résonne avec une actualité saisissante.
Pourtant, les données empiriques récentes suggèrent une voie médiane entre technophilie béate et technophobie systématique : celle de l’intelligence artificielle (IA) comme orthèse cognitive et non comme prothèse de substitution. Celle-ci aurait-elle alors des propriétés magiques ?
De la mythologie à l’empirisme : une continuité inattendue
Dans le domaine de l’éducation, ChatGPT et ses pairs promettent d’être des assistants infatigables, capables de répondre à toutes les questions, d’expliquer tous les concepts, de corriger tous les travaux. La tentation est donc grande de voir en eux la solution à de nombreux défis éducatifs. D’autant que les digital natives l’utilisent aisément comme ils s’abreuvaient naguère aux sources (détectables) des encyclopédies en ligne…
Pour autant, malgré le risque d’une exploitation paresseuse des outils, nombre d’enseignants admettent que l’IA permet de faciliter l’élaboration de synthèses afin de mieux circonscrire les enjeux d’un sujet. Pour être efficace, il reste toutefois nécessaire que les étudiants s’approprient les contenus associés, c’est-à-dire les lisent, les assimilent, les problématisent et les mettent en perspective. L’organisation de soutenances orales devrait permettre de s’en assurer.
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Dès lors, entre les espoirs et les craintes, l’IA générative suscite des réactions souvent polarisées. Comme en réponse à ces questions binaires, l’Unesco vient de publier un guide pratique qui promeut une approche équilibrée de l’utilisation de ChatGPT dans l’enseignement supérieur, reconnaissant son potentiel pédagogique tout en alertant sur les défis éthiques.
Les récents travaux publiés par le réseau interuniversitaire québécois OBVIA montrent également que, loin de remplacer nos capacités cognitives, les outils numériques les modifient et peuvent les enrichir, exactement comme l’écriture a fini par devenir un pilier de notre développement intellectuel plutôt qu’un substitut à la mémoire.
L’orthèse cognitive : vers une pédagogie augmentée ?
C’est ici qu’intervient la distinction fondamentale entre prothèse et orthèse dans notre approche de l’IA. Une prothèse remplace une fonction défaillante ou manquante, tandis qu’une orthèse soutient et améliore une fonction existante. Dans l’enseignement supérieur, considérer l’IA comme une prothèse reviendrait à lui déléguer des fonctions cognitives essentielles, risquant ainsi de les atrophier. La voir comme une orthèse permet de l’utiliser pour amplifier et enrichir les capacités intellectuelles tout en préservant l’autonomie cognitive.
La distinction trouve une validation inattendue dans les dernières recherches en neurosciences cognitives. Par exemple, la méta-analyse conduite par Linxuan Yi, Di Liu, Tiancheng Jiang et Yucheng Xian révèle que l’IA, utilisée comme support plutôt que comme substitut, améliore significativement l’apprentissage en mathématiques.
De même, pour les utilisateurs experts, l’IA peut apporter une assistance pertinente en matière de recherche et de conception d’évaluations scientifiques : les bases de données bibliographiques sont explorées de façon systématique, les textes sont facilement traduits, des méthodologies ou des appareillages statistiques peuvent être suggérés au moment de mettre en forme un protocole.
Comme avec les appareils orthopédiques destinés à accompagner et faciliter l’exécution d’un mouvement, l’IA peut soulager le chercheur dans l’exécution de tâches fastidieuses.
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L’intégration de l’IA comme orthèse cognitive dans l’enseignement supérieur ouvre aussi des perspectives inédites. Les travaux de Umair Ali Khan et Ari Alamäki suggèrent que l’interaction avec les grands modèles de langage favorise le développement des capacités métacognitives. Par exemple, les échanges avec une IA nécessitent d’évaluer la pertinence et la qualité des réponses reçues, ce qui stimule la pensée critique et la capacité à réfléchir sur ses propres connaissances et leur validité.
Dans cette perspective, la notion d’apprentissage appliqué, proposée par James Hutson et Daniel Plate, combine réflexion personnelle et utilisation guidée de l’IA.
Trois exemples de recherches récentes illustrent ces avancées :
- Les travaux de Tarun Kumar Vashishth et ses collègues montrent que l’IA permet une personnalisation sans précédent de l’expérience d’apprentissage, car on peut entamer un dialogue avec l’ordinateur, qui donne l’impression d’interagir, de répondre aux requêtes de manière non générique mais originale, tout en surmontant les barrières linguistiques et culturelles.
- Les recherches de Ramirez établissent que le machine learning permet d’atteindre une précision de 85 % dans la prédiction des performances et des risques d’abandon des étudiants.
- Kim et ses collègues démontrent que l’IA peut fournir un « tutorat intelligent » qui s’ajuste en continu, sans se substituer à l’enseignant. L’IA agit comme un complément tout en laissant à ce dernier la responsabilité de définir le parcours d’apprentissage et de rythmer la progression de l’apprentissage.
L’IA entre technique et sacré : les nouveaux imaginaires
Mais faisons un pas de côté pour rappeler qu’avec l’IA, nous sommes face à une double illusion : celle d’un dialogue direct avec une intelligence supérieure et extérieure, produisant des contenus que l’on peut penser originaux. Auparavant, les moteurs de recherche citaient leurs sources, et se contentaient de juxtaposer des réponses référencées. Désormais, tout se donne dans une perfection formelle qui ravit et sidère même.
Ensuite, le fait que cette intelligence nous soit offerte en nous conférant « réponse à tout », entretient une autre illusion : la perte de toute médiation. L’idée affleure donc d’un « génie », au double sens du mot : une connaissance infinie et instantanée, et aussi un personnage répondant à la moindre question et à tous les désirs.
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On ne frotte plus la lampe magique, comme Aladin, mais l’écran luminescent, et omniscient. Ceci est plus qu’une référence facile, mais invite véritablement à des lectures buissonnières de l’IA, symboliques, et déjà anthropologiques. En clair, la technologie et l’IA bruissent d’imaginaires qui leur servent de filigranes, qui les densifient, les nimbant même d’une sacralité diffuse.
Et comme le rappelle Gilbert Simondon, il n’y a pas de vraie opposition entre sacralité et technicité puisque la véritable nature des objets techniques ne réside pas dans leur finalité fonctionnelle. Ainsi, dans toutes les manifestations du sacré, les objets, y compris techniques, jouent un rôle non négligeable. L’IA nous octroie indéniablement des pouvoirs, tout en réveillant un imaginaire prométhéen.
Pour une lecture complète de cet article paru dans TheConversation
Remerciements aux auteurs.
Professeur, chercheur au laboratoire CIMEOS et à IGENSIA-Education, Université de Bourgogne
Professeur, directeur de Excelia Communication School, Excelia