L’interstitium: quand la médecine redécouvre les facias

Les fascias, alias sous-muqueuses, sont encore considérés comme un tissu accessoire, qui « tend les organes », leur donne une forme et accessoirement, les nourrit et les purge des impuretés accumulées. Des chercheurs en ont fait récemment un graal médical, la découverte d’un « nouvel organe » qu’il ont nommé interstitium.  Qu’est ce qui est nouveau, et est-ce bien un organe à part entière ?


« On a découvert un nouvel organe ! »

 La presse a récemment propulsé quelques déclarations de chercheurs en révélation majeure pour la Médecine … En termes gouailleurs, on pourrait dire qu’ils ont réinventé l’eau tiède. Ou plutôt qu’ils ont trouvé que l’eau tiède est plus chaude que si elle était froide …

Un excellent travail de recherche 

Arrêtons de nous moquer …  Le travail de ces chercheurs est de qualité, et leurs trouvailles histologiques vont faire avancer les choses. 

Leur travers aura été de ne pas relier leur publication à bien des savoirs précédents, dont les ostéopathes et kinés font leur miel depuis des lustres …

Quand l’observateur chamboule l’objet qu’il examine …

On sait tous que le photon est ondulatoire … sauf lorsqu’il est observé pour être localisé et mesuré… là il devient particulaire … Il en est de même de nos tissus à observer dans un cadre médical.

Certains tissus, comme le tissu osseux ou le tissu cérébral, ont une structure relativement simple, répétitive, d’une zone anatomique ou d’un individu à l’autre. Il en est de même des muscles ou des épithéliums. 

Mais nous avons avec le conjonctif  un tissu « à tout faire », d’origine, mésodermique, qui subit des modifications structurelles très importantes selon l’âge, l’activité physiologique, ou selon des pathologies.

Ce tissu conjonctif a été longtemps considéré comme un tissu de comblement, au mieux de soutien pour donner leur forme aux « organes nobles » qui intéressent la science.

Et puis on s’est aperçu que tous les organes « nobles » n’avaient JAMAIS de contacts directs entre eux, qu’il fallait toujours passer par la case conjonctif pour expliquer la physiologie et le vivant.

Entre un neurone et un épiderme … Conjonctif !

Entre un vaisseau sanguin et une glande endocrine …. Conjonctif !

Entre un kyste tumoral et le circuit lymphatique … Conjonctif !

Pour être efficace, il fallait sortir de la vision classique, anatomique, représentant les organes comme tissus séparés les uns des autres.

 Il fallait intégrer cette réalité : une continuité totale de toutes nos cellules vivantes par un tissu polyvalent, nommé facia dans la sphère des ostéopathes. 

Galien, puis Vésale, ont eu l’énorme mérite d’identifier les organes « nobles », de leur attribuer une fonction organique, d’y déceler les dysfonctionnements qu’on appelait alors maladies. 

 Et la Médecine s’en est arrêtée là, et c’était bien pratique dans l’optique d’un fonctionnement mécanique du corps : chaque organe a une structure propre, et agit de concert avec les autres organes grâce au cerveau qui gère l’ensemble.

Mais ça n’expliquait pas tout, loin de là…

Et il était très difficile de se faire une idée précise du fonctionnement d’un tissu omniprésent et sans cesse en changement de structure.

Car un tissu s’observe sous forme de cellules mortes, imprégnées de colorants ou de métaux pour mieux déceler des contours ou des tailles d’organites. Tout est alors figé, avec souvent une fuite hydrique qui dénature ce qu’on observe.

Une autre manière, plus moderne, consiste à faire agir des anticorps de molécules qu’on cherche à localiser et à quantifier : l’agrégat obtenu (surtout s’il est chargé en éléments radioactifs) permet de suivre des voies métaboliques ou des situations pathologiques au sein d’un tissu.

Revenons au conjonctif. 

Observé en tranches minces de cellules congelées et imprégnées de colorants, il a effectivement une allure de « tissu de soutien », un peu comme le xylème des végétaux : on passe ainsi à coté de bien des  fonctions de ce tissu fondamental.

C’est la technique de « l’endomicroscopie confocale » qui a permis une avancée décisive : cette technique non invasive au niveau cellulaire permet d’observer les tissus in vivo, avec en particulier leur contenu liquidien intact.

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Pour exemple les photos ci-dessus : en A, une muqueuse rectale saisie par endomicroscopie : en en détaille bien la forme des cellules, leur agencement tissulaire,  et la disposition des organites internes. En B, le même tissu en coupe histologique classique : on ne distingue plus les contours ni les subtilités des rapports intercellulaires.

C’est au cours de l’observation des muqueuses des voies biliaires de patients cancéreux, que cette technique a bien fait apparaître un aspect tout nouveau de ce tissu .

De fait, ce tissu, les physiologistes le connaissaient et on lui avait donné le nom de « voies pré-lymphatiques », car on le trouvait plus précisément au voisinage direct des canalicules lymphatiques, on se doutait que c’était au sein de ce tissu que la lymphe était peut être secrétée, en tous cas exfiltrée du conjonctif pour rejoindre le circuit général de la lymphe puis du système veineux

Et ce tissu appelé désormais « interstitium », on le retrouvait partout dans le conjonctif, au plus près des organes. Et on était alors bien obligé de se rapprocher des savoirs et des pratiques des ostéopathes, qui depuis belle lurette  agissent , soit par massage, soit par de simples effleurements, sur des réseaux anatomiques tout à fait identiques, mais qu’eux appellent des facia.

Micro-anatomie ou macro-anatomie ?

Si les organes observés (leur forme, les rapports qu’ils entretiennent) relèvent de la macro-anatomie classique, on a pu constater qu’au niveau intracellulaire (micro-anatomie), on retrouve une organisation similaire qu’on appellera cytosquelette. Avec une architecture en toile d’araignée, un réseau de microtubules, qui donne à la cellule sa forme, qui participe à ses mouvements, et qui est en rapports mécaniques et électriques constants avec les cellules (donc le tissu) environnantes. 

Ainsi, quand vous pincez votre peau, cette compression tissulaire (qui est également un étirement en périphérie) se transmet du tissu aux cellules, jusqu’à l’intérieur même de ces cellules par l’intermédiaire des cathédrines périphériques : le cytosquelette se trouve en prise directe avec l’exosquelette.

Diverses facettes du tissu conjonctif

Tout déséquilibre local aura des conséquences dans trois domaines de notre physiologie : 

  • sur le plan mécanique, les contraintes sont augmentées, la mobilité réduite.
  • sur le plan neurologique, les informations envoyées au cerveau sont amplifiées, parfois inhibées, en tous cas le cerveau perçoit une image incorrecte de la situation, et les commandes en réaction seront elles-mêmes erronées.
  • Sur le plan vasculaire, la « crispation » des microvaisseaux provoque l’apparition d’un oedème, avec accumulation des déchets et acidification locale, propice à la douleur, aux inflammation et aux infections 

On connaît l’effet papillon (l’envol d’un papillon en Inde peut déclencher un ouragan au Mexique), il existe en biologie dans notre corps par le biais du conjonctif et de l’épigénétique : telle action régulière (thermique ou chimique) sur un tissu, ou telle émotion continue, auront des effets sur le conjonctif, et de fil en aiguille dans nos cellules jusqu’au plus profond du noyau : si l’ADN reste immuable, les gènes sollicités seront différents . Et c’est peut-être un début de diabète ou de cancérisation …

Le comportement physiologique des cellules dépend de l’activité électrique, chimique et mécanique de leur environnement. 

La piézoélectricité est la propriété que possèdent certains corps de se polariser électriquement sous l’action d’une contrainte mécanique et réciproquement de se déformer lorsqu’on leur applique un champ électrique.

La thixotropie est une propriété physique que l’on retrouve dans certains gels, fluides ou mélanges fluides renfermant des inclusions solides (béton, sable + eau…) et qui ont la particularité de voir leurs propriétés d’écoulement varier avec le temps.

En anatomie, la thixotropie se traduit par une viscosité du liquide synovial qui diminue lorsque le gradient de vitesse de déplacement de l’articulation augmente. Les molécules d’acide hyaluronique vont présenter le phénomène de gélification quand la pression augmente. Les molécules passent ainsi de l’état de sol à celui de gel

Et justement, le conjonctif présente des propriétés uniques de variation (mais aussi de correction) dans ces domaines :

  • le tissu conjonctif est piezoélectrique, il réagit aux contraintes mécaniques, avec une activité électrique qui va de pair avec une modification structurelle des protéines et des glycoprotéines : ces macromolécules changent de forme (la caricature en est la fibre musculaire) selon un phénomène de polymérisation. On note en parallèle une variation du pH intracellulaire, puis, extracellulaire, et enfin sanguin …
  • le tissu conjonctif est thixotropique : le « jus » dans lequel baignent cellules et fibres conjonctives peut prendre un aspect plus ou moins gélatineux. Les échanges cellulaires, tant nutritifs que d’évacuation des déchets, se produisent au mieux en phase liquide.

Le mouvement est un facteur favorisant de fluidité, alors que l’immobilité entraine une gélification. Lors d’une perte de mobilité, en compression ou en tension, de l’eau est chassée, l’acidité locale augmente par accumulation de déchets cellulaires, et l’équilibre électrique est altéré : le système devient alors moins fluide et ne permet plus des échanges de qualité.

L’homéostasie, base de nos capacités d’autoguérison, necessite la liberté tissulaire. Aucune frontière n’existe entre la structure organique et la fonction physiologique, elles sont parfaitement corrélées. (Patrick Ghossoub, La résilience tissulaire).

Maladie, lésion, ou dysfonction ?

Pour les ostéopathes, qui n’agissent que par la pression locale et le mouvement, la  dénomination d’un « mal » sera différente entre le ressenti du praticien  et les termes qu’il emploiera avec son patient.

Si le système (un facia musculaire, une articulation) est douloureux ou bloqué, ce système est en difficulté et fait de son mieux, compte tenu d’un environnement contraignant. 

Patrick Ghossoub utilise l’image d’un piano désaccordé.

La cause (étiologie) est une contrainte surajoutée (facteur d’environnement) qui peut être physique, chimique ou psychique. En réponse à ce stress, les tissus se protègent en spasmant (polymérisation des protéines du tissu conjonctif : le système se ferme sur lui-même.

Le toucher thérapeutique de l’ostéopathe, en libérant les contraintes, « réaccorde le piano », mais seulement si la cause est une corde (deux, trois ?) sont en défaut de tension. Si le piano est cassé, il faut d’abord le réparer, et c’est toute une équipe médicale qui doit s’y coller 

Les souffrances des facias

Si les facias forment un réseau uniforme, la médecine organique leur a donné le nom d’aponévroses, en précisant l’organe touché (aponévrite plantaire, tendinite de la coiffe, épicondylite, etc…). 

Certains facias  forment de véritables organes catalogués comme tels par la macro-anatomie. C’est le cas du diaphragme, du facia plantaire, ou du facia lombaire, le plus important facia du corps.

Les problèmes peuvent être aigus (tendinite avec rupture), ils sont le plus souvent chroniques, avec des crispations ou des durcissements, voire même des adhérences ou des calcifications.

Toute atteinte à un système de facia peut causer un important stress physiologique dans le corps. 

Par exemple, une restriction au niveau de l’articulation d’une jambe peut entrainer une exigence d’effort de + 40%, et si deux articulations sont contraintes sur la même jambe, l’effort peut être multiplié par trois … On comprend que le repos soit de rigueur en attendant un soulagement médical des zones lésées. 

On comprend aussi que les prises  d’antalgiques (merci les aspirines et autres paracetamol) soulagent l’inflammation et la douleur, mais ne résolvent en rien la cause tout en accentuant l’acidose dans le corps. Pire, les antalgiques permettent une reprise de mouvements avec des appuis et des tensions inappropriés qui vont accentuer la maladie.

Ce qui est nouveau avec l’interstitium

Ainsi, les « inventeurs » de l’interstitium ont décrit, avec un nouvel œil, un tissu universel du corps qu’on sait soigner depuis des lustres.

Mais ils ont permis de mettre en valeur des particularités que la vision histologique avait négligées.

Ainsi le degré d’hydratation de cette couche réputée « sèche » lui donne un rôle à la fois mécanique d’amortisseur, qui empêche les tissus de se déchirer, à la fois d’initiateur de la production de lymphe, avec donc un rôle inédit en immunologie et en détoxication tissulaire.

Enfin (et cela a été mis en évidence sur les tissus étudiés, qui étaient cancéreux), cette enveloppe très hydratée semble être une voie royale pour la migration de cellules baladeuses, en bien lorsqu’il s’agit des lymphocytes de l’immunité, en mal lorsqu’il s’agit de cellules métastatiques dans des secteurs pré-ganglionnaires.

Jean-Yves Gauchet

Pour en savoir (nettement) plus , se référer à cet ouvrage passionnant :

LA RÉSILIENCE TISSULAIREde Patrick Ghossoub (Editions Dangles, 240 pages, 24 €).

La résilience du corps, sa capacité à revenir à l’état de santé malgré les vicissitudes de nos actes, de nos pensées et de l’environnement) trouve sa base physiologique au sein du tissu conjonctif. La compréhension des souffrances tissulaires permet aux ostéopathes d’agir non seulement sur les douleurs (80% des actes d’ostéo), mais aussi sur des déséquilibres organiques qu’on croit encore réservés à la médecine moléculaire.