Végétariens contre carnivores: un débat de trente siècles.

Le  végétarisme est un mouvement social qui repose sur un engagement individuel, et qui prend un essor très marqué depuis quelques années, ceci dans le monde entier. Est-ce un phénomène de mode, ou bien un principe d’écologie et de bonnes conduites en rapport avec nos difficultés du XXIème siècle ? Sûrement non, il s’agit de principes et de débats qui ont quatre mille ans de recul, ils se sont simplement désormais laïcisés.

Une des questions majeures qui revient de tous temps dans le débat sur le végétarisme, c’est le réel statut physiologique de l’Homme pour s’alimenter. L’Homme est il carnivore (et pourquoi pas carnassier…) de nature, ou bien au contraire, a t’il plutôt un historique de végétarien, auquel cas son inclinaison pour la nourriture carnée serait une déviation sur laquelle on peut revenir.

Cette querelle a d’abord été développée sur des critères religieux. Avec en toile de fond (voir plus loin) un « « âge d’or » évoqué par la Genèse, mais aussi dans les  mythologies méditerranéennes et orientales. Un âge d’or où tout était paix et abondance, où les hommes côtoyaient les animaux sans y toucher puisque les fruits et le miel  étaient à discrétion.

Puis la Chute, ou un cataclysme terrible comme le Déluge, et l’Homme serait alors devenu carnivore.

Il faut attendre le XVIIème siècle, avec les savoirs nouveaux en anatomie comparée et en physiologie digestive, pour que cette querelle prenne un tournant scientifique.

En 1629, Pierre Gassendi, plus connu comme astronome, et très frugal pour lui-même, conteste le bien-fondé de l’alimentation carnée pour l’Homme. Selon lui, nos modestes canines n’ont rien à voir avec les crocs des animaux sauvages dont le régime est effectivement carnassier. Et le penchant naturel des petits d’Homme va vers les fruits et le lait, plutôt que vers les viandes.

L’encyclopédiste Tarin modère ces affirmations, en avançant qu’en « inventant » le feu, l’homme a modifié la donne et profité de viandes prélevées sur des cadavres (premier stade, celui de charognard), puis sur des proies vivantes obtenues (second stade), par les chasseurs.

Puis on entre dans des considérations de physiologie avec le mathématicien anglais John Wallis, lequel mesure les longueurs respectives de l’estomac et des intestins des différentes espèces. Il détermine ainsi trois classes d’animaux :

  • les herbivores, avec des poches de digestion impressionnantes (rumen et accessoires pour les ruminants, caecum pour les lapins et les équidés) et un intestin très long.
  • Les granivores/frugivores (dans lesquels il place l’Homme), avec un estomac très contractile, voire un gésier, suivi d’un long intestin.
  • Les carnivores, avec une capacité buccale de broyage et mastication supérieure, suivie d’un estomac extensible et d’un intestin nettement plus court que celui des précédents.

Nota : on a depuis avancé la classe des omnivores, pour y intégrer les porcins … et l’Homme, nous verrons dans quel contexte.

Le grand Buffon apporte sa pierre à l’édifice, mais déplace le débat dans son « Histoire Naturelle » sur la richesse des aliments. Il retrace (sans bien sûr la préciser, Lavoisier n’est pas encore passé par là) la chaine moléculaire qui à partir de l’herbe, est transformée par les herbivores (et eux seuls) en matière organique riche, la viande, le lait et les œufs : « Il est prouvé par les faits qu’il (l’Homme) pourrait bien vivre de pain, de légumes et d’autres graines de plantes puisqu’on connaît des nations entières et des ordres d’hommes auxquels la religion défend de manger de rien qui ait eu vie ». Mais ce régime purement végétal lui semble incomplet et en tous cas insuffisant pour favoriser la santé et pour la « multiplication du genre humain ».

A la même époque, Rousseau selon son inclinaison pour le « bon sauvage », met en avant la compassion naturelle de l’homme qui par nature, ne tue pas les animaux, ne les fait pas souffrir, se situe à un niveau supérieur par rapport aux prédateurs carnassiers. Et c’est tout naturellement, que cette fois ci pour des raisons purement psychiques, Rousseau place l’Homme dans la classe des frugivores. Il va étayer sa démonstration en évoquant des parallèles anatomiques évocateurs. Tels que le nombre de tétines chez les herbivores (deux pour les ovins/ caprins : équins, quatre pour les bovins, deux chez les humains) correspondant à une fécondité très limitée (une, exceptionnellement deux naissances par gestation), versus les carnivores qui ont des portées de quatre à huit petits, et huit mamelles pour les nourrir …

Les explorateurs scientifiques de l’époque amenant leurs observations sur les singes, Rousseau s’en empare pour les présenter comme des « hommes sauvages », et pour indiquer que leurs aliments sont des fruits ou des noix sauvages, mais que jamais ils ne mangent de chair.

Pourtant, des scientifiques « pur sucre » comme le Suisse von Haller, vont contredire ces allégations végétaristes, ainsi : « La structure de l’estomac humain est semblable à celle des animaux carnassiers ; les dents que nous avons dans l’une et l’autre mâchoire, l’intestin / caecum court et petit, et la force qui nous est nécessaire exigeaient pour aliment les chairs des animaux… Lorsqu’on s’abstient des chairs, on sent ordinairement une grande faiblesse du corps et de l’estomac, et on a coutume d’être attaqué d’une diarrhée perpétuelle. Les herbivores ont les intestins grands, longs et épais ».

Von Haller sera lui-même suivi par Diderot, qui voit dans la viande une nourriture ordinaire.

Cette  querelle ne s’est toujours pas éteinte, et l’on a de nos jours toujours autant de grands savants qui démontreront qu’un régime végétarien n’apporte pas tous les ingrédients biologiques nécessaires à la santé, et de diététiciens affutés qui préciseront le cadre précis d’une alimentation végétarienne, voire végétalienne, et tous les avantages qui s’y rattachent.

En gros : les chairs d’animaux marins ou terrestres sont plus riches, plus goûteuses, les produits de l’élevage (lait et œufs) particulièrement nutritifs. Ceci, personne ne le conteste.

Mais les produits purement végétaux, bien choisis, bien cultivés, bien conservés, bien cuisinés, peuvent apporter tout autant de bienfaits nutritifs, avec en moins la souffrance animale, les ingrédients douteux pour « pousser la production », et avec une différence énorme de gaspillage en ressources écologiques (eau, protéines sauvages, énergie de chauffage) inhérentes à l’élevage de ces animaux.

Mais dans ce calcul minutieux en calories, vitamines, modes de digestions, rentabilité à l’hectare, etc, un critère incident semble inexistant, et il est pourtant fondamental :

Et les Dieux, dans tout ça ?

L’Homme s’est distingué des animaux par la création d’outils. Les silex grossièrement taillés, puis finement polis, les racloirs comme les pointes de flèches, montrent que les premiers hominés avaient pour activité principale la chasse. Donc une nourriture carnée, pour accompagner baies et racines tout au long de l’année.

Mais ce gibier, dans un contexte de religions primitives où les dieux sont partout, ne sera accessible que si ces dieux en sont d’accord, et ont permis une traque efficace, puis un combat victorieux sans pertes pour les chasseurs.

 Les chamanes intercesseurs savent s’adresser aux dieux et les remercier par des incantations et des offrandes. Les gravures rupestres en témoignent.

Le Panthéon grec a personnalisé  les dieux, leur a donné des fonctions et des attitudes en rapport avec la société hellène. Et concernant les animaux, les rôles sont bien marqués entre Artémis (Diane chez les Romains), vierge farouche et déesse de la chasse, et Démeter (Cerès chez les latins), opulente déesse de l’agriculture, l’élevage … et la fécondité.

Les chasseurs ont toujours eu besoin d’une bienveillance divine, et encore de nos jours, les rassemblements autour de Saint Hubert (un polisson de cour qui fut évangélisé par un cerf !)  montrent que cette protection est toujours recherchée …

Comment remercier les Dieux pour leur bienveillance ? Par des chants, des offrandes, en particulier des proies qui leur seront dédiées … avant d’être consommées à l’occasion de banquets parfaitement organisés.

Concernant les productions agricoles, qu’il s’agisse des moissons ou des animaux d’élevage, la bienveillance divine est encore plus importante. Le climat, les maladies, la fécondité du bétail, autant d’aléas mal maitrisés par des agriculteurs qui se cherchent encore, et qui comptent sur des Dieux compréhensifs et diligents pour leur assurer la prospérité.

Les chamanes « à tout faire » ont été remplacés par un clergé pointilleux qui officie dans des temples, selon des règles rigoureuses qui encadrent la vie de la Cité.

Chaque Dieu a son temple, ses serviteurs, ses assemblées, ses rites et manifestations de fidélité. 

C’est ainsi que les animaux comestibles, qui sont d’une certaine manière un don des Dieux, doivent leur être dédiés au moment de leur sacrifice. Sacrifice ! Un mot qui prend  ainsi un double sens, tout d’abord la mise à mort, qui est alors ritualisée, et ensuite l’offrande à un Dieu, ou bien à un cénacle bienfaiteur dont on attend de futures largesses.

Naissances, mariages, sont aussi accompagnés de sacrifices pour à la fois se rapprocher de dieux protecteurs, et disposer de mets délicats pour fêter l’événement.

Ces sacrifices ne sont pas perdus pour tout le monde … Le Clergé prend sa part, la Cité y puise un quota fiscal pour le bien public, et le petit peuple peut grappiller les restes des agapes qui suivent ces cérémonies. La nourriture carnée ainsi dispensée, constitue un ciment social et économique de la société grecque.

Alors comment pourront être accueillis ceux qui mettront en cause le bien-fondé de ce régime, pour prôner une alimentation purement végétarienne ?

Comme vous pouvez l’imaginer, ces zélateurs du végétarisme seront accueillis fraichement, et susciteront alternativement quolibets et violences. Pythagore, Apollonius de Tyane, Lucius, Zénon sont les plus connus de ces végétariens. Pour des raisons diverses, autant d’arguments qui se retrouveront à travers les siècles dans les écrits des végétariens.

Le thème de l’âge d’or

Tout d’abord un gros détail : dans les religions monothéistes, c’est un Dieu unique qui a crée l’Univers, puis la terre, et enfin les êtres vivants dont l’Homme.

Dans la mythologie grecque, qui se recoupe avec bien des mythes proche-orientaux ou nordiques, ce sont les Eléments (Terre, Cieux), qui ont fait naitre les Dieux, toujours de façon dramatique, puis les Dieux ont organisé la vie sur Terre.

La mise en place du panthéon grec n’est pas triste. Pour faire court, c’est à partir du Chaos, une entité protéiforme d’une formidable énergie (notre Big Bang ?), qu’apparaissent les premiers Dieux qui ont bien du mal à cohabiter…

Parmi eux la plus féconde, Gaïa la Terre, qui va d’abord donner naissance à Ouranos le Ciel, avec lequel elle s’accouple pour enfanter les Titans. S’ensuivent des combats (titanesques !),  des meurtres, des trahisons sans fin,  pour atteindre enfin une période de grand calme sous l’autorité de Zeus. Entouré de ses frères Hadès (monde souterrain) et Poséidon (les mers), Zeus s’installe sur la plus haute montagne connue, l’Olympe, et goûte à des plaisirs mérités.

Les hommes, sur Terre, sont également en situation de paix, ils ont accès à des productions végétales sans limites, des fruits, du miel …les hommes sont alors végétariens.

Et puis Prométhée a trahi !

C’est Prométhée, favori de Zeus, qui avait eu la tâche de créer les hommes avec de la terre glaise, et le souffle fécond d’Athéna pour lui donner la vie. Mais Prométhée voulait toujours faire mieux pour ses créatures terrestres, et malgré l’interdiction formelle de Zeus, il apporta le Feu aux Humains. Rage immédiate, colère divine de Zeus : la vengeance sera terrible … elle consistera … en l’invention de la première Femme, Pandore, qu’on façonnera également de terre glaise, et qu’on déposera sur terre avec une boite remplie de maléfices (guerre, famine, jalousie, maladie, vieillesse, folie…), un coffret qu’elle ouvrira malgré les ordres.

C’est ainsi que le malheur se répand sur les hommes (du fait d’une femme unique qui désobéit, ça ne vous rappelle rien ?), qui ne pourront désormais compter que sur eux-mêmes pour survivre. Ils ont le feu, mais aussi toutes les calamités terrestres, dont la cruauté et la rapacité. Ils seront désormais mangeurs de chair, c’est est fait de l’âge d’or et du végétarisme.

Ce mythe de l’Age d’or  a influencé la plume de nombreux auteurs. Platon, dans Le Politique, indique que « tout naissait de soi-même pour l’usage des hommes … ils avaient à profusion les fruits des arbres et toute une végétation généreuse ». Ovide décrit une société heureuse fondée sur l’égalité des êtres : « En l’absence de tout justicier, spontanément, sans loi, la bonne foi et l’honnêteté y étaient pratiquées. (…) La Terre elle-même, aussi, libre de toute contrainte, épargnée par la dent de la houe, ignorant la blessure du soc donnait sans être sollicitée tous ses fruits. »

 Avec le chambardement suite à l’arrivée de Pandore, la consommation de viande s’effectue laborieusement, elle suppose un travail permanent (l’élevage), ou bien une prise de danger bien aléatoire (la chasse).

Pythagore lance le bal

Pythagore, le Maître de Samos au VIème siècle avant JC, est une légende à lui tout seul et il est difficile de lui attribuer personnellement bien des faits ou écrits (hormis le célèbre théorème), il est préférable de s’attacher aux opinions de ses adeptes, les pythagoriciens.

Le Maître était il réellement un ascète, comment comprendre les interprétations divergentes de son enseignement ?

La doctrine était de base scientifique : Pythagore se méfiait des aliments trop riches ou trop savoureux, qui pouvaient exacerber des passions. D’où une abstinence pour viandes et poissons, et même de certains végétaux comme les fèves (nb : il a fallu 25 siècles pour constater que les fèves ont une composition très proche des chairs). Pythagore peut être considéré comme un des premiers diététiciens, qui a su apprécier la richesse énergétique et biologique des aliments et des boissons.

Mais Pythagore ne séparait en rien ses recherches de sa conviction qu’au sein de chaque être, une âme existe, immortelle, et qu’elle se détache au moment du décès pour intégrer un nouvel être vivant. Tuer un animal, avec en tête ce dogme de la métempsychose, n’est tout simplement pas possible, puisque c’est peut-être l’âme d’un humain qu’on met en pénitence, voire en souffrance.

Mais les animaux peuvent-ils être aimés ou respectés pour eux-mêmes ? Il s’agit là de sensibilité qui tient à chacun, mais il semble que Pythagore avait une grande bienveillance pour les animaux de toutes espèces.

Au delà de la chair, c’est tout ce qui est en rapport avec la mort (donc le sacrifice) des animaux qui devient intolérable aux pythagoriciens. Ainsi, les professionnels de la viande (sacrificateurs, chasseurs, bouchers) ne sont pas des gens fréquentables. De même les vêtements issus d’une production animale, comme le cuir ou la laine, découlent de la souffrance d’une bête : on s’habillera de lin, on chaussera des sandales en écorce d’arbre.

Comme le fait remarquer Renan Larue (Le Végétarisme et ses ennemis – Puf), les pythagoriciens ont de fait mis en place une grille des substances pures ou impures, bien différentes de celles qu’on retrouvera dans les textes religieux monothéistes. Pour eux, est impur ce qui est souillé par une violence subie, qu’il s’agisse d’aliment, d’un voisin, d’un vêtement …

Aussi les pythagoriciens, pour éviter tout contact avec les violences faites aux animaux, s’abstiennent de participer aux sacrifices et aux libations qui sont le fondement de la société grecque …  S’ils ne renoncent pas à honorer ou remercier leurs Dieux , ils vont plutôt pour offrande apporter des gâteaux de miel, accompagnés de chants et de flacons d’encens …

Pour les responsables des cultes, pour les gouvernants, mais aussi pour le petit peuple, on a là des anarchistes rêveurs, qui vivent dans leur bulle de protection animale, pas vraiment dangereux, mais ridicules et infréquentables. Un peu comme les hippies de 1965 qui vivaient en marge à San Francisco sous les moqueries du monde entier …

Cette méfiance teintée d’opprobre s’est transportée à Rome, où des penseurs suivaient quelques siècles plus tard les mêmes préceptes. Tel Sotion, maître à penser de Sénèque, qui pour appuyer les principes pythagoriciens, met en avant une proposition qui sera rejointe en malice par le Pari de Pascal : « Si la théorie de la métempsychose est vraie, l’abstinence de viande rend innocent. Si à l’inverse elle est fausse, elle rend sobre. Que perds-tu à me croire ? Je t’arrache la nourriture des lions et des vautours ! ».

En face, les adversaires ne manquent pas et déballent des arguments qui conforteront les légitimistes de la chair. On va chercher dans les légendes : les Dieux ont toujours exigé des sacrifices d’animaux. On va démontrer que les athlètes performants sont ceux qui se nourrissent de viande… or, qui peut le plus peut le moins, cette qualité de la chair n’a pas à être réservée aux meilleurs … Et puis ces animaux sont concurrents des hommes en matière de nourriture. Les lièvres, les pourceaux saccagent les cultures, il faut les pourchasser et ne garder que les animaux utiles.

Certains dialecticiens vont chicaner sur un autre plan. Héraclide, par exemple, avance cette contradiction : si effectivement les êtres vivants, animaux comme végétaux, ont une âme, pourquoi ne sacrifier que les végétaux ? A âme égale, puisqu’on ne fait pas de cas des végétaux, on peut tout aussi bien sacrifier des animaux …  Avec en prime cette proposition sarcastique : En sacrifiant un animal, on libère son âme, qui pourra ainsi plus rapidement rejoindre un corps humain, pourquoi l’en priver ?

On va ainsi ressasser durant des siècles le mêmes arguments (puisque la science ne peut encore départager les adversaires), avec quelques apparte originaux, comme l’intervention de Porphyre. Ce fin philosophe qui se réclame de Plutarque, va fouiller dans les capacités réelles de sensiblité des animaux. Les animaux s’expriment, ils ont un langage qui leur permet de correspondre entre eux. Et ce n’est pas parce que nous humains ne les comprenons pas, qu’il faut leur nier cette capacité. Et s’ils correspondent, c’est qu’ils ont des pensées à partager …

« Dès lors, n’est-ce pas ignorance que de réserver au seul langage humain le nom de discours, parce que nous le comprenons, et de refuser ce titre à celui des autres êtres vivants ? C’est comme si les corbeaux prétendaient qu’il n’y a pas d’autre langage que le leur, et nous disaient dénués de raison parce que notre parler est pour eux vide de sens ».

Emballez, c’est pesé, voici une démonstration du « discours intérieur » des animaux qui bien sûr va dans le sens de leur sauvegarde comme « cousins » pas encore évolués, peut-être comme ces bébés d’humains qui jour après jour édifient leurs capacités de jugement et de relations.

Du coté de la Palestine …

Pendant ce temps, des débats similaires se mettaient en place de l’autre coté de la Méditerranée, dans cette mosaïque du  Proche-Orient où s’entremêlent les peuples et les traditions.

La Genèse est un récit unificateur des trois religions monothéismes, qui d’entrée de jeu impose aux lecteurs une contradiction dans le domaine alimentaire. Si le « Jardin d’Eden » est sans conteste une représentation fidèle de l’ « âge d’or », avec donc deux humains parfaitement en harmonie avec les animaux, la chute sur terre est accompagnée de deux préceptes  (Génèse, I, 28-29) :

  • « Soyez féconds, multipliez, remplissez la terre et soumettez-la, et dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, et sur tout animal qui se meut sur terre ». En quelque sorte un blanc-seing pour chasser, pour élever, pour consommer la chair animale …
  • « Voici que je vous donne toute herbe portant semence à la surface de toute la terre, et tout arbre qui porte un fruit ayant semence ; ce sera pour votre nourriture ».

Y a t’il addition des deux termes ou leur exclusion ? Voici du pain béni pour les exégètes tant du Talmud que de la Bible, puis pour les tenants d’une nourriture carnée ou du végétarisme.

D’autant que, avec le Déluge (Génèse, IX, 1-3) , la compréhension ne s’arrange pas : « Soyez féconds, multipliez et remplissez la terre. Vous serez craints et redoutés de toute bête de la terre, de tout oiseau du ciel, de tout se qui se meut sur terre et de tous les poissons de la mer : ils ont livrés entre vos mains. Tout se qui se meut et qui a vie vous servira de nourriture : je vous donne cela comme je vous avais donné l’herbe verte ».

Comment comprendre ce cheminement tortueux ? Pourquoi les animaux, suite au Déluge (alors qu’ils ont été difficilement sauvés sur l’Arche), deviennent des proies ou des esclaves ?

Pour certains exégètes, comme St Jean Chrisostome, c’était parce que Dieu exigeait désormais respect et soumission à travers des offrandes (comme chez les voisins polythéistes qu’il faudrait un jour évangéliser ?).

Ou bien si l’on suit Saint Jérôme, Dieu a tenu ainsi à apporter des satisfactions gustatives à ces hommes qui avaient, suite à la Chute, pris goût aux plaisirs de la chère.

Mais cette permission alimentaire n’est pas totale : la Thora, puis la Bible (Lévitique, Pentateuque), mais plus encore les rites institués par un clergé rigoureux, limite la consommation à certains jours, certaines espèces animales, certains types de sacrifice et d’ingestion.

Au delà des préceptes alimentaires, les Textes donnent un cadre bien plus serein à la condition animale. Les animaux de rente, en particulier, sont protégés par des préceptes d’attention et de bon sens. Les Juifs sont interdits de chasser, de blesser un animal, de le castrer, de séparer les petits des mères, de prendre des œufs sous la femelle qui les couve … Un ensemble de prescriptions qui forment un quasi programme  que ne renieraient pas les défenseurs actuels de la condition animale.

Les Sacrifices de Pessah sont toujours pratiqués à Jérusalem.

Ces contraintes et cet esprit pro animal semblent avoir perduré avec les siècles, et Israël figure parmi les états où le végétarisme est le plus répandu, après l’Inde.

Bien plus tard, en Arabie …

Sur bien des points, l’Islam reprend à son compte des principes du judaïsme séculaire qui avait infusé dans les tribus. Les notables cultivés étaient le plus souvent passés par le filtre du Talmud.

Concernant les animaux, le Coran contient plusieurs préceptes (hadîths) qui vont dans le sens d’une grande modération dans les rapports avec les animaux, sauf trois espèces qui sont le serpent, le rat et le chien enragé. Des Ulemas en ont déduit qu’en règle générale, on peut se débarrasser des animaux dangereux.

Les préceptes de sacrifices se recoupent avec ceux des Hébreux : une mort rapide, exécutée par un religieux habile, une hémorragie massive pour préserver la chair de son sang impur.

Les combats d’animaux sont interdits, les animaux blessés doivent être soignés, les bienfaits aux animaux font partie des motifs de récompense dans l’Au-delà …

La frugalité des modes de vie dans le désert n’a pas entrainé de polémique comme en Grêce sur le bienfondé d’une alimentation végétarienne.

Ce qui n’est pas le cas de l’Occident chrétien, qui, en se démarquant du judaïsme, va brouiller les cartes et les esprits.

Christianisme et animaux : l’indifférence.

La mise en route du Christianisme et l’évangélisation de toute l’Asie mineure et du sud européen, ont pris environ deux siècles. Au début, l’enseignement de Jésus est une scissure dans le dogme religieux du Peuple Juif. Juif lui-mëme, Jésus s’adresse majoritairement à des Juifs, dont la plupart sont pieux, et respectueux de la tradition Hébraïque.

On ne connaît son parcours initiatique que par les textes apocryphes de ses apôtres directs, mais aussi de multiples corrections ou rajouts édictés au cours du temps.

Sans se perdre dans le labyrinthe des subtilités théologiques, on retiendra cet engagement  essentiel des néo-chrétiens : afin d’évangéliser le maximum de personnes, que ce soit en Palestine, en Grêce, en Egypte ou dans le monde Romain, il faut s’écarter des rites de hébreux et aller dans le sens des religions et traditions de ces différents peuples méditerranéens.

Sortir du Judaïsme, cela suppose d’abandonner l’essentiel des rites et croyances hébraïques, pour les remplacer par de nouveaux préceptes.

Concernant les animaux, on ne trouve effectivement pas trace d’égards particuliers de Jésus vis à vis des animaux. Les exégètes proanima en ont gros sur le cœur en relatant le texte biblique nommé « l’exorcisme de Gérésa » : pour guérir un pauvre possédé qui n’avait plus toute sa tête, Jésus en pousse les démon céphaliques vers un troupeau de pourceaux, qui devenant fous à leur tour, vont dévaler la montagne et se noyer dans la Mer Morte.

Pour sauver un homme, Il sacrifie deux mille pourceaux ! Alors qu’en bien d’autres occasions, ce Jésus Guérisseur avait su  exercer ses miracles directement, sans animaux expiatoires …

La nouvelle religion se doit d’être universelle, c’est-à-dire à la portée de tous. Et ses disciples vont déblayer tous les rites spécifiques de religions et croyances des peuples à évangéliser. Qu’il s’agisse des rites païens qu’on pourra récupérer en partie (fêtes correspondant aux astres, aux saisons, aux récoltes), qu’il s’agisse surtout des rites hébreux : les néo-chrétiens doivent faire oublier qu’ils sortent du moule judaïque …

C’est ainsi que les Chrétiens vont rejeter tout l’édifice du Cacherout, tous les préceptes indiquant les aliments purs et impurs, les interdits alimentaires, les modes de sacrification et de préparation : les Chrétiens pourront désormais chasser, élever et consommer du porc, les libations éthyliques ne sont plus proscrites …

Désormais, il n’y a plus d’aliment impur, et comme dit Jésus : « ce n’est pas ce qui entre dans sa bouche, qui souille l’Homme, mais c’est ce qui sort de sa bouche »…

Pour autant, la nouvelle religion ne préconise pas un régime carné à tout crin. La modération des sens fait aussi partie du dogme, et concile après concile, vont se mettre en place des pratiques de carêmes et de jeûnes. D’une part pour rendre hommage à l’ascétisme des apôtres, aux quarante jours d’isolement de Jésus dans le désert, d’autre part pour imposer une rigueur sociale chez les fidèles, pour ne pas dire une soumission.

Ainsi le vendredi est choisi pour « faire maigre », ainsi le Carême se cale sur la Pâque, mais aussi des périodes d’abstinence comme les Vigiles ou les Quatre temps, se mettent en place, plus ou moins bien suivies.

Il y a pourtant des chrétiens végétariens ! Et ils ne sont pas en odeur de sainteté, loin s’en faut.

Prenons les Cathares, dont la doctrine se recoupe avec celle des Manichéens (religion d’origine Perse qui s’est développée jusqu’en Inde). Leur végétarisme strict (on ne tue pas un être animé, les animaux comme nous ont une âme qui de vie en vie, change simplement de tunique, la métempsychose est repassée par là…) les rend hérétiques, prêts à rôtir. D’autant plus facilement qu’il suffit de leur proposer un plat de viande pour faire apparaître immédiatement leur rejet, donc leur condamnation.

Cette triste épopée languedocienne tenaille St Thomas d’Aquin, qui réfléchit sur la possible sensibilité de certains animaux. Sensibilité, oui, capacité de penser, de raisonner non. Et peut on alors aimer de charité des êtres sans raison ? Pour ce dominicain, l’âme fait partie intégrante du corps, c’est son principe vital, et il a été réservé par Dieu aux hommes. Donc le commandement « tu ne tueras » point ne s’applique qu’aux hommes. Point.

Quelques siècles plus tard …

On peut à la lecture des lignes précédentes, retrouver à des siècles de distance, des arguments qui n’ont pas bougé d’un iota.

Les religions ont en permanence figé le débat, qui rebondit désormais sur des critères économiques et scientifiques.

Ainsi peut on mesurer les émotions, les sensibilités , les pulsions créatives d’animaux très divers, qui les placent bien au dessus d’un bambin de six mois, un être humain en devenir, ou d’un vieillard sénile, un être humain en régression.

Ainsi peut on calculer précisément le coût environnemental de la consommation carnée de sept milliards d’habitants.

Et ce n’est plus un débat purement théologique ou moral, c’est un enjeu écolo-économique qui intègre la désertification des océans, l’évolution des climats, les conflits au Sahel, le recours aux OGM, et bien d’autres épreuves que n’ignorent pas les lecteurs d’Effervesciences.

  Angelina Viva

Source:

Le Végétarisme et ses ennemis, Renan Larue (Puf, 306 pages)

La lecture passionnante de cet ouvrage m’a poussée à en faire partager les grandes lignes dans cet article. Une mine de savoirs tant philosophiques que scientifiques ou théologiques, et le parcours implacable d’idées généreuses qui avec le temps et les découvertes savantes, vont s’enrichir et s’épauler pour constituer un bien-fondé devenu désormais respectable.